LOCUS / LIEU - SOURCE DES ARGUMENTS
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Des lieux de l’Invention.
Apres l’établissement des trois Genres de Questions, il faut faire voir comment il faut inventer de quoy les traiter : ce qui se fait par le moyen des Argumens ; parce que toute question estant une proposition douteuse : Les Argumens servent à la rendre plus certaine. Tellement que l’Invention consiste à faire voir les lieux d’où se tirent les Argumens.
Ces lieux sont certains chefs generaux ausquels on peut rapporter toutes les preuves dont on se sert dans les diverses matieres que l’on traite.
Ceux qui sont propres aux Orateurs sont de trois sortes : les uns servent à instruire l’Auditeur ; les autres servent à gagner ses bonnes graces : & les autres à l’émouvoir.
Les premiers consistent en l’établissement des preuves: les autres en la demonstration des comportemens & des mœurs : & les derniers aux mouvemens.
Des preuves les unes se tirent du sujet, & sont appelées preuves artificielles : Les autres se prennent ailleurs que dans le sujet, & s’appellent preuves inartificielles.
Les preuves se tirent de la question mesme, & dépendent de la force & de l’industrie de l’Orateur : c’est pourquoy elles sont appelées artificielles.
Les preuves sans artifice ou externes, sont les [p. 12] Loix, les Contracts, les Conventions, les Decrets, les Jugemens, les Réponses de Jurisconsultes, les Préjugez, les Témoins, les Toitures.
Elles s’appellent sans artifice, parce qu’elles ne dépendent point du Genie ny de l’industrie de l’Orateur, mais se trouvent dans les papiers ou dans les Livres, qua non ab Oratore pariuntur, sed ad Oratorem a causa atque a reis deferuntur : Tellement qu’il n’est pas si important d’en traiter que de celles qui dépendent de l’industrie de l’Orateur, puisque l’Art n’est que pour les choses difficiles, comme sont les preuves artificielles, & non pour les faciles comme les preuves sans artifice.
Il y a des lieux qui sont communs aux trois Genres de la Rethorique, & il y a qui sont propres à chacun d’eux.
On ne peut expliquer le Genre Demonstratif ny le Deliberatif, qu’en mesme temps on n’explique les lieux qui leur sont propres. Mais on ne peut traiter des lieux du Genre Judiciaire, si auparavant on ne sçait ce que c’est qu’Estat ; comment il se fait, & combien il y en a. parce que, quoy qu’il y ait des lieux communs à tous les Estats, neantmoins ces Estats ont des lieux qui sont propres à chacun d’eux ; & tous ces lieux peuvent servir aux Genres Demonstratif & Deliberatif, lors que ces Estats s’y rencontrent, comme cela est arrivé souvent.
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Apres avoir parlé des lieux des Argumens, qui servent à la preuve (ce qui regarde l’instruction que l’Orateur est obligé de donner à l’Auditeur) il faut parler des lieux d’où il peut tirer de quoy satisfaire au second de ses devoirs, qui est de plaire aux Auditeurs, pour s’attirer leur bienveillance. Et ces lieux sont les déportemens & les mœurs.
La necessité de ce devoir procede de ce que la pluspart des hommes ne se determinent pas toûjours à croire un sentiment plûtost qu’un autre, par des raisons solides & essentielles, qui en feroient connoistre la verité, mais par de certaines marques exterieures & estrangeres, qui sont plus convenables ou qu’ils jugent plus convenables à la verité qu’à la fausseté.
Ces marques consistent à donner par l’Orateur bonne opinion de soy & de sa partie, ou de celuy en faveur duquel il parle, & à donner au contraire mauvaise opinion de son adversaire.
Les lieux qui servent à donner bonne opinion de soy, ou d’un autre, sont la douceur, la bonté, la pieté, la sagesse, la moderation. Or cela se doit tirer du sujet : tellement qu’il faut faire connoistre qu’on a toûjours agy avec douceur, avec respect : qu’on s’est toûjours rendu facile, & mesme qu’on s’est soûmis à l’adversaire : Que la manière dont l’on a agy avec luy, a esté éloignée d’interest, d’aigreur & d’opiniastreté. Ces choses servent à gagner la bienveillance des Auditeurs. De sorte que si pour l’utilité de la cause, l’Orateur est obligé de dire quelque chose de piquant, il ne faut pas que ce soit sans faire paroistre le déplaisir d’y estre contraint. Il faut prendre dans le sujet de quoy faire paroistre ceux pour qui on parle justes dans leurs actions, integres dans leurs promesses, retenus & moderez dans la poursuitede leurs interests, patiens & plus portez à souffrir les injures, qu’à s’en venger.
Pour ce qui est de la manière de dire ces choses, elle dépend de l’air du discours & l’action de l’Orateur. Ce sont encore de nouvelles marques qui font beaucoup d’impression sur l’esprit des Auditeurs : Car on a naturellement de la bienveillance pour un homme, lors qu’il parle avec grace, avec moderation & douceur, & on croira mesme qu’il a raison. Au contraire si celuy qui parle a un geste desagreable, si on reconnoist dans son visage & dans son action de la fierté, de la presomption & de l’emportement; comme l’air du discours encore ordinairement dans l’esprit avant les raisons, il donne également mauvaise opinion de luy & de sa cause, l’esprit estant plus prompt à s’apercevoir cet air, qu’il ne l'est à comprendre la solidité des preuves. Cecy merite d’estre expliqué par quantité d’exemples.
Ainsi comme faire & dire le contraire de ce qui vient d’estre enseigné, devoir estre dit ou fait, pour insinuer agreablement ses sentimens dans l’esprit des Auditeurs, excite leur haine & leur indignation ; l’Orateur doit faire mention de l’emportement, de l’impieté, & la folie de l’adversaire, mais d'une maniere, qui comme il a déjà esté dit, fasse connoistre qu’il a du déplaisir d’estre obligé d’en parler.
Des lieux des mouvemens qui composent la derniere sorte d’Argumens.
Apres avoir découvert les lieux dans lesquels on peut trouver dequoy convaincre les hommes d’une verité par les lumieres de la raison, & les charmes de la douceur & de la bienveillance, il faut maintenant montrer comment on les peut forcer à la recevoir par la force des mouvemens & des passions.
C’est par le mouvement de ces passions que les Orateurs se rendent les maistres des volontez de leurs Auditeurs, & qu’ils les entraînent où ils veulent. Tous les Retheurs ont parlé avec admiration des effets qu’elles produisent. Les paroles de Quintillien sont dignes d’estre considerées avec attention.
L’instruction & les preuves sont, dit-il, que les Auditeurs croyent que la raison & la justice sont de nostre costé mais la passion leur fait vouloir que nous ayons bon droit, & que la justice soit pour nous.
On reconnoist sur le visage d’un Juge passionné le Jugement qu’il doit rendre avant qu’il soit rendu. C’est pourquoy c’est à bon droit que les anciens Retheurs ont mis les passions au nombre des Argumens, puisqu’elles sont les armes les plus puissantes à gagner la victoire. Saint Augustin dit que quand il preschoit, il reconnoissoit par les applaudissemens de ses Auditeurs qu’ils approuvoient les instructions qu’il leur donnoit pour bien vivre & les exhortations qu’il leur faisoit pour les obliger à les pratiquer : mais qu’il reconnoissoit par leurs sanglots & par leurs larmes le changement de leurs volontez, la conversion de leurs cœurs, & la resolution qui se formoit en eux, de quitter les habitudes du peché, pour mettre en usage les instructions qu’il leur donnoit, ou comme dit l’Ecriture Sainte, se dépoüiller du viel homme, & se revétit du nouveau : Que la premiere action estoit l’ouvrage de la clarté & des agréemens de son discours, mais que la seconde estoit l’effet de la force des mouvemens & des passions.
Partant la gloire de l’Orateur consiste à les exciter, c’est où l’Eloquence regne, & Ciceron dit que si l’Orateur ne reüssit dans cette partie, toutes les autres sont peu de chose, & font peu d’effet. C’est pourquoy il exhorte l’Orateur d’y appliquer tous ses soins, & de faire tous ses efforts pour y reüssir. Il est impossible qu’il y reüssisse sans le secours de l’Art & des preceptes.
Mais de sçavoir quel est cet Art, c’est où est la difficulté : Car peu de personnes ont compris en quoy il consistoit, & jusqu’où il s’estendoit.
Plusieurs se sont imaginez que pour le bien connoistre il falloit sçavoir toutes les definitions que les Philosophes ont données des passions, les divisions qu’ils en ont faites : & les effets qu’elles ont produient. Mais Antoine dans le premier Livre du Dialogue des Orateurs, se raille de cette opinion. Peut-on trouver, dit-il, quelqu’un, que pour exciter les mouvemens dans l’ame des Juges ou du Peuple, dist les choses que les Philosophes ont accoutuné d’en dire. Quis enim cum catiros animorum motus aur Jadicibus aus Popule misere, à que gitare velles, padixit que à Philosophis des solent. C’est pourquoy tous les Retheurs, qui pour montrer l’Art d’exciter les passions ont repeté ce qu’Aristote en a dit dans sa Rethorique, n’ont pas compris en quoy consistoit cet Art ny mesme quel a esté le dessein d'Aristore en traltant des passions de la manière qu’il a fait.
L’Art d’exciter les passions est donc tres difficile à connoistre. Il est pareillement tres difficile d’en donner des Regles, & de faire voir en mesme temps l’usage qu’il en faut faire, en rapportant toutes les manieres dont les anciens Orateurs les ont excitées. Car il ne suffit pas, selon Quintillien, d’en parler soudainement passant : Net in tranper tractada.