ENUMERATIO (PARTIUM) / ÉNUMÉRATION (DE PARTIES)
Enumeration de parties.
Il n'est pas seulement utile de définir l'objet : il faut le diviser en ses parties. Pour donner une idée compléte [t. I, p. 47] du tout, il est nécessaire d'expliquer & de parcourir les différentes parties qui le composent. Le héros que vous louez, a été illustre dans la paix & dans la guerre. De ces deux branches réunies résulte l'éloge total. Elles font le partage de votre discours. C'est ce que l'on appelle proprement la division. Nous en parlerons ailleurs.
< Manchette : L'énumération de parties est utile pour prouver.>
Cette méthode n'est pas pour le corps seulement du discours. Elle peut s'appliquer à chaque membre, à chaque proposition que l'on veut prouver. Prenons par éxemple le premier chœur dans l'Athalie de Racine. Il débute ainsi :
« Tout l'univers est plein de sa magnificence.
Chantons, publions ses bienfaits. »
Voilà l'idée totale, les bienfaits de Dieu. En voici le dénombrement.
« Il donne aux fleurs leur aimable peinture.
Il fait naître & mûrir les fruits.
Il leur dispense avec mesure
Et la chaleur des jours, & la fraîcheur des nuits.
Le champ qui les reçut, les rend avec usure.
Il commande au soleil d'animer la nature,
Et la lumiére est un don de ses mains.
Mais sa loi sainte, sa loi pure
Est le plus riche don qu'il ait fait aux humains. »
[t. I, p. 48] L'énumération détaillée des bienfaits de la bonté divine, fait mieux sentir combien nous sommes obligés de les chanter avec reconnoissance.
M. le Chancelier d'Aguesseau dans sa septiéme Mercuriale, dont le sujet est l'esprit & la science <T. I. p. 111>, entreprend de prouver que la science étend & enrichit l'esprit ; & pour cela il rapproche par un dénombrement vif & animé les différentes ressources d'aggrandissement qu'elle lui fournit. « Par elle, dit-il, l'homme ose franchir les bornes étroites dans lesquelles il semble que la nature l'ait renfermé. Citoyen de toutes les républiques, habitant de tous les empires, le monde entier est sa patrie. La science, comme un guide aussi fidéle que rapide, le conduit de pays en pays, de royaume en royaume : elle lui en découvre les loix, les mœurs, la religion, le gouvernement : il revient chargé des dépouilles de l'Orient & de l'Occident ; & joignant les richesses étrangéres à ses propres trésors, il semble que la science lui ait appris à rendre toutes les nations de la terre tributaires de sa doctrine. Dédaignant [t. I, p. 49] les bornes des tems comme celles des lieux, on diroit qu'elle l'ait fait vivre longtems avant sa naissance. C'est l'homme de tous les siécles, l'homme de tous les pays. Tous les Sages de l'Antiquité ont pensé, ont parlé, ont agi pour lui : ou plutôt il a vécu avec eux, il a entendu leurs leçons, il a été le témoin de leurs grands éxemples. Plus attentif encore à exprimer leurs mœurs qu'à admirer leurs lumiéres, quels aiguillons leurs paroles ne laissent-elles pas dans son esprit ? Quelle sainte jalousie leurs actions n'allument-elles pas dans son cœur ? »
On voit que l'Orateur, pour prouver que la science étend l'esprit, observe qu'elle rend l'homme citoyen de tous les pays, contemporain de tous les âges. Chaque partie de cette division est traitée & mise en évidence par un nouveau dénombrement des différentes richesses dont la connoissance des pays éloignés, & celle des siécles précédens, ornent & embellissent l'esprit.
L'énumération de parties est un tour très-familier à nos Prédicateurs. Il suffit de les lire ou de les [t. I, p. 50] entendre pour en remarquer des éxemples. En voici un, tiré d'un sermon du P. Massillon <Petit Carême, III. Dim. 95>. « Parcourez toutes les passions : c'est sur le cœur des Grands qui vivent dans l'oubli de Dieu, qu'elles éxercent un empire plus triste & plus tyrannique. Leurs disgraces sont plus accablantes : plus l'orgueil est excessif, plus l'humiliation est amére. Leurs haines plus violentes : comme une fausse gloire les rend plus vains, le mépris aussi les trouve plus furieux & plus inéxorables. Leurs craintes plus excessives : éxemts de maux réels, ils s'en forment même de chimériques, & la feuille que le vent agite, est comme la montagne qui va s'ébranler sur eux. Leurs infirmités plus affligeantes : plus on tient à la vie, plus tout ce qui la menace nous allarme. Accoutumés à tout ce que les sens ont de plus doux & de plus riant, la plus légére douleur déconcerte toute leur félicité, & leur est insoutenable. Ils ne savent user sagement ni de la maladie, ni de la santé, ni des biens, ni des maux inséparables de la condition humaine : les plaisirs abrégent leurs jours [t. I, p. 51] & les chagrins qui suivent toujours les plaisirs précipitent le reste de leurs années… Enfin leurs assujettissemens plus tristes : élevés à vivre d'humeur & de caprice, tout ce qui les gêne & les contraint, les accable : loin de la Cour, ils croient vivre dans un triste éxil ; sous les yeux du Maître, ils se plaignent sans cesse de l'assujettissement des devoirs & de la contrainte des bienséances : ils ne peuvent supporter ni la tranquillité d'une vie privée, ni la dignité d'une vie publique : le repos leur est aussi insupportable que l'agitation, ou plutôt ils sont partout à charge à eux-mêmes. Tout est un joug pesant à quiconque veut vivre sans joug & sans régle. » Un pareil dénombrement porte la conviction dans l'ame de l'auditeur, & opére bien mieux la persuasion, que ne feroit un raisonnement philosophique tiré de la nature des passions comparée avec la condition des Grands.
< Manchette : Maniére de l'employer pour réfuter.>
On emploie aussi ce même lieu commun pour réfuter. En détruisant toutes les parties l'une après l'autre, on détruit le tout. Si vous n'êtes ni héritier par le sang, ni légataire, [t. I, p. 52] vous n'avez aucun droit à la succession. Ou bien on écarte toutes les autres parties pour en laisser subsister une seule. Vous ne possédez ce bien ni par droit de succession, ni par donation qui vous en ait été faite, ni en vertu d'une acquisition à prix d'argent : donc vous êtes usurpateur. Mais ici le sophisme se glisse aisément. Les dénombremens imparfaits sont une des sources des plus ordinaires d'erreur : & lorsque l'illusion est découverte, non seulement elle perd tout crédit, mais elle attire la risée. Ainsi se moque-t-on aujourd'hui de l'erreur grossiére des anciens Philosophes, qui attribuoient à l'horreur du vuide le mouvement de l'eau qu'ils voyoient monter dans les pompes. Cette opinion chimérique avoit pour base un dénombrement vicieux & imparfait. L'eau n'est poussée en haut par aucune cause visible, disoit-on : donc c'est l'horreur du vuide qui la fait monter. Il y avoit pourtant une autre cause, à laquelle personne ne pensoit.
L'énumération de parties est encore un moyen d'amplifier, d'orner, de remuer.