Jean-Baptiste Crevier, 1765 : Rhétorique française

Définition publiée par Admin

Jean-Baptiste Crevier, Rhétorique française (1765), Paris, Saillant, 1767, 2 tomes, t. I, p. 172-190 ; t. I, p. 303-306.

t. 1 p. 172-190

CHAPITRE II. De ce que l'on appelle en Rhétorique Mœurs ou Ethos.

< Manchette : Définition de ce qu'on appelle Mœurs en Rhétorique.>

On doit se rappeller ici ce que nous avons dit d'après Aristote, ou plutôt d'après le bon sens & l'expérience, que les choses que l'Orateur veut persuader n'agissent pas seulement selon ce qu'elles sont en elles-mêmes, mais que la considération de la personne de celui qui parle influe beaucoup dans la persuasion, & que selon qu'il se rend agréable ou désagréable aux Auditeurs, l'effet de son discours est totalement différent. [t. I, p. 173] [Il] faut donc que l'Orateur tâche de se rendre aimable à ceux à qui il veut persuader quelque chose que ce puisse être : sans quoi il court risque d'échouer, même avec les moyens les plus persuasifs de leur nature. Dans le genre judiciaire, comme il parle pour un tiers, dont les intérêts deviennent les siens, il doit pareillement le peindre en beau, & donner une idée avantageuse du caractére, de la conduite, & des procédés de son client. L'Avocat est regardé comme ne faisant qu'une même personne avec celui dont il plaide la cause.

Or maintenant le moyen de se rendre aimable, c'est d'exprimer en soi des mœurs douces, modestes, bienfaisantes : & c'est par cette raison que cette partie de l'Art de persuader a été appellée Ethos en Grec, & Mœurs en François. Ces deux mots ont le même sens.

< Manchette : Leur utilité.>

Le soin de se peindre sous des traits aimables est nécessaire à quiconque parle ou écrit. Disons mieux : il est nécessaire dans toute la conduite de la vie. Mais je ne dois considérer ici que ce qui regarde l'Eloquence. Il n'est point d'Orateur, il n'est point [t. I, p. 174] d'Ecrivain, qui ne gagne beaucoup à inspirer pour soi de la confiance, de l'estime, de l'amitié.

< Manchette : Dans le genre délibératif.>

Dans le genre délibératif on sent tout d'un coup, de quelle importance il est à celui qui donne un conseil, de se montrer digne de la confiance de celui qui l'écoute.

Si l'on demande quelles sont les qualités propres à inspirer la confiance, Aristote les détermine très-bien, & les fixe à trois : savoir la prudence, la vertu, la bienveillance <Rhét. l. II. c. 1>. « Car, dit-il, ceux qui nous trompent, le font parce qu'ils manquent ou de ces trois qualités, ou de l'une d'elles. Faute de prudence, ils ne voient pas le vrai : ou étant vicieux, ils le voient, mais nous le cachent : ou enfin ne nous étant point affectionnés, quoiqu'ils soient prudens & vertueux, ils ne se croient pas obligés de nous dire ce qui nous est le plus convenable. » Ces trois cas embrassent tout ce qui est possible. Ainsi celui qui réunit les trois qualités ci-dessus exprimées, ne peut manquer d'attirer la confiance & de paroître digne d'être cru.

Cette doctrine d'Aristote ne peut [t. I, p. 175] être mise dans un plus beau jour que par l'exemple du discours de Burrhus à Néron, dans Racine, pour dissuader & rompre le projet formé d'empoisonner Britannicus. La sagesse politique & la vertu ont dicté ce discours. L'affection vive & tendre pour l'Empereur y régne & le remplit d'un bout à l'autre. Combien est douce & insinuante la peinture des sentimens exprimés dans ces beaux vers !

« Ah ! de vos premiers ans l'heureuse expérience
Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence ?
Songez-vous au bonheur qui les a signalés ?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés ?
Quel plaisir de penser, & de dire en vous-même,
Partout en ce moment on me bénit, on m'aime.
Je ne vois point le peuple
à mon nom s'allarmer.
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage.
Je vois voler partout les cœurs à mon passage.
 » 

Ces sentimens, il est vrai, ne sont pas peints par Burrhus dans sa propre personne. Mais celui qui les exprime si bien, les a dans le cœur : c'est là le langage de la vertu & de l'affection. Le Poëte a donc eu droit de donner un heureux succès à ce discours, & de lui faire désarmer la férocité même de Néron. Mais [t. I, p. 176] malheureusement le vice, la fourberie, l'adulation, imitent trop aisément les traits de la vertu, de la prudence, & de l'affection sincére. C'est de quoi le Poëte nous fournit l'exemple dans la scêne suivante, où Narcisse détruit l'ouvrage de Burrhus, & fait conclure l'exécution du crime projetté. Grand avertissement pour ceux qui ne veulent pas se laisser tromper.

Les sermons, pour se faire écouter avec fruit, exigent de l'Orateur sacré non seulement la probité humaine, mais la piété Chrétienne. Quelle confiance peut prendre le peuple en un Prédicateur dont les œuvres démentiroient les paroles ? Le langage de l'exemple est le plus fort ; & s'il est contraire à celui de la bouche, il en détruira tout l'effet. Cette maxime est si constante & si connue, qu'il seroit inutile d'y insister. L'Auteur de l'Art de prêcher <Chant I>, l'a traitée assez au long. J'en extrairai seulement ici ce petit nombre de vers.

« Que partout sa conduite (du Prédicateur) à ses sermons réponde :
Et qu'il prêche d'exemple au milieu du grand monde. »

[t. I, p. 177] Et un peu plus bas :

« Qui dans la chaire est monté sans vertu…
Court risque d'affoiblir la foi qu'il vient prêcher,
Et d'endurcir les cœurs qu'il auroit dû toucher. »

< Manchette : Dans le genre judiciaire.>

Dans le genre judiciaire, l'expression de mœurs douces & aimables est aussi d'une grande utilité pour l'Avocat : & Cicéron en fait un précepte <De Orat. II. 182-184>, qu'il donne pour très important, & qu'il développe avec soin. « C'est, dit-il, un puissant secours pour gagner sa cause, que de commencer par faire estimer & aimer sa personne, ses mœurs, sa conduite & pareillement le caractére & les procédés de celui pour qui l'on parle, & de donner au contraire une idée défavorable de ses adversaires. La dignité de la personne, sa bonne réputation, ses belles actions, sont des motifs qui concilient la bienveillance : mais en supposant que la réalité réponde au discours. On peut embellir un fond vrai : on ne peut pas créer. Il est très-utile de montrer en soi-même & en son client des marques de facilité, de bienfaisance, de douceur, de piété envers tous les objets qui [t. I, p. 178] méritent ce sentiment, de reconnoissance ; d'un esprit qui n'est point avide, ni ouvert à d'insatiables désirs. Tout ce qui annonce la probité, la modestie, l'éloignement de l'orgueil, de l'opiniâtreté, de l'esprit de chicane, de l'emportement & de la violence, est propre à gagner les cœurs, & indispose contre ceux en qui ces qualités ne se trouvent pas. Ainsi c'est sous des traits opposés qu'il faut peindre les adversaires. Représenter les mœurs de celui pour qui vous plaidez, comme réglées par la justice, irréprochables, religieuses, timides même, & disposées à supporter les injures, c'est une ressource admirable pour persuader : & cette idée, bien imprimée dans l'esprit des Juges, a quelquefois plus de force que le fond même de la cause. »

Un des traits les plus essentiels à ce caractére aimable de probité & de douceur, est que, si l'on se trouve dans le cas d'une démarche vive & forte, on ne s'y détermine qu'à regret & par nécessité. C'est aussi sous cette couleur que M. Cochin, dans sa quinziéme cause <T. I. p. 229>, peint la conduite [t. I, p. 179] des Religieuses de Maubuisson, qui plaidoient contre leur Abbesse.

« Les Religieuses de Maubuisson, dit-il, gémiroient encore en secret des désordres qu'elles vont exposer aux yeux de la Justice, si la Religion, si l'intérêt d'une maison qui leur est chére, si le respect qu'elles doivent à la mémoire de leur derniére Abbesse (a) ne les avoient forcées de rompre le silence… Les fonds du monastére aliénés, les revenus dissipés, les fermes & les bâtimens dégradés, ont fait craindre avec raison que l'Abbaye ne se trouvât bientôt sur le penchant de sa ruine. Enfin la tyrannie exercée même sur les consciences, a achevé de porter partout l'horreur & la désolation. Etoit-il permis à des religieuses instruites des devoirs de leur état, d'être insensibles à des maux si pressans ? Et ne les auroit-on pas regardées comme complices de tant de désordres, si elles n'avoient enfin fait éclater leurs plaintes, peut-être trop long-tems retenues ? »

<N.d.A. (a) L'illustre Princesse Palatine.>

Voilà bien le précepte de Cicéron [t. I, p. 180] rempli : les clientes représentées par leur Avocat sous les traits les plus capables de faire estimer & aimer leur caractére, & la Partie adverse peinte avec des couleurs bien odieuses. M. Cochin acheve le tableau en déclarant que les Religieuses de Maubuisson, forcées de faire éclater leurs plaintes, auront soin de ne point s'écarter du respect qu'elles doivent conserver pour leur Abbesse : trait de modération, qui en leur conciliant les esprits, tourne par contrecoup au désavantagé de celle qui a maltraité des filles si dignes d'estime.

M. Cochin dans ses Plaidoyers parle très-peu de lui-même : mais il n'en réussit que mieux à faire aimer sa modestie. Quelque attention qu'il ait à se cacher, pour ne présenter aux yeux que sa cause, l'empreinte visible de la probité dont il est rempli, se fait sentir dans tout ce qu'il dit. Elle résulte de la chose même. L'Orateur ne cherche point à paroître homme de bien : il le paroît, parce qu'il l'est réellement. Dans ses moyens, dans ses raisonnemens, dans les jugemens qu'il porte, dans les maximes qu'il établit, éclate le [t. I, p. 181] respect pour tout ce qui doit être respecté, pour les Loix, pour les Mœurs, pour la Religion. On sort de la lecture de ses Discours & de ses Mémoires, pénétré d'estime pour les sentimens vertueux de l'Avocat, sans qu'il ait rien employé qui tendît directement à la chercher ni à la demander. Il a mieux fait : il l'a méritée. J'ai éprouvé ce que je dis ici : & je pense que tout lecteur des œuvres de M. Cochin en sera de même affecté. Elles seules font l'éloge de son cœur aussi bien que de ses talens. On peut joindre quelques traits détaillés de sa vie & de sa conduite, que présente la Préface de l'Editeur <p. xlix. & suiv.>. On ne sera pas plus convaincu : seulement on restera plus instruit.

J'ai remarqué comme un trait du caractére de M. Cochin, qu'il parle peu de lui-même : son exemple est une loi pour tous les Orateurs. « Le moi est haïssable, a dit un grand & excellent Ecrivain, & il est l'ennemi de tous les autres. » Chacun de ceux qui vous écoutent a le sien : & pour leur plaire, il faut vous [t. I, p. 182] oublier, & ne les obliger point de s'occuper de vous. Il est assez ordinaire à ceux qui traitent de grandes matiéres, de parler de la foiblesse de leur talent, de se représenter comme accablés sous l'importance de leur sujet. Vaine subtilité de l'amour propre, qui aime mieux dire du mal de soi, que de s'en taire. Dans tous les genres & dans tous les cas possibles, on doit ne parler jamais de soi-même que par nécessité. C'est l'unique moyen de ne pas déplaire aux Auditeurs.

Un Juge qui rapporte une affaire, l'Avocat - général qui rend compte à l'Audience des moyens des Parties, & qui donne ses conclusions, sont inspirés sur la maniére de se concilier les esprits, par le personnage qu'ils font, & qui est celui de la justice elle-même. Ils ne sont les défenseurs des intérêts d'aucun plaideur. Leur intérêt unique est le vrai & le juste. Un rôle si saint exige la gravité, la dignité, une neutralité parfaite pour les personnes : ces qualités impriment par elles-mêmes le respect & la confiance. Le Magistrat qui parle, n'a qu'à se laisser guider par [t. I, p. 183] le caractére même de la fonction qu'il exerce. Il y joindra utilement la modestie dans les expressions, & les témoignages de respect pour ceux qui l'écoutent, & qui sont ou ses collégues, ou même revêtus d'une autorité supérieure à la sienne. Les Plaidoyers de M. d'Aguesseau présentent de parfaits modéles sur tous ces devoirs.

< Manchette : Dans le genre démonstratif.>

Dans les discours du genre démonstratif, il pourroit sembler d'abord, que comme le plus souvent il ne s'y agit pas d'intérêts aussi pressans, que dans les matiéres des délibérations & des jugemens, l'Orateur n'auroit pas un si grand besoin de donner une idée avantageuse de ses mœurs. Mais en examinant les choses de plus près, peut-on douter que celui qui loue ne soit intéressé à faire concevoir de la confiance en sa sincérité, qui donnera tant de prix à ses éloges ; & que celui qui blâme, n'augmente le poids de sa censure, par le respect qu'inspireront pour sa personne l'amour de la justice & une exacte impartialité ?

< Manchette : En toute espéce d'ouvrage ou de discours.>

En général, non seulement dans les discours oratoires, mais sur quelque matiére & en quelque genre que [t. I, p. 184] l'on parle ou que l'on écrive, il est très-avantageux de tremper ses pinceaux dans les couleurs de la vertu. Nul attrait plus puissant n'a fait chérir de toute l'Europe tout ce qu'a écrit M. Rollin, que celui de la vertu, qui respire dans son livre à chaque page. On ne peut s'empêcher d'aimer un Ecrivain qui fait éclater par tout le respect pour la Religion, l'amour de tout ce qui est bon & louable, la candeur & la droiture de la plus belle ame qui fut jamais : & l'affection conçue pour l'Auteur se répand sur l'ouvrage.

Un autre modéle excellent dans le même genre est M. Duguet, Ecrivain fécond, élevé, d'un savoir immense, d'une saine critique, & qui joint à ces qualités estimables tout ce qui est capable de le faire aimer. Ses ouvrages consacrés à la Religion, respirent toutes les vertus Chrétiennes. Mais ce que je remarque ici, c'est le ton de douceur & de modestie qui partout y régne ; l'esprit de conciliation, qui en fait un des caractéres les plus marqués. S'il est un moyen de concilier deux sentimens qui paroissent se combattre, il le trouve & le met en œuvre. [t. I, p. 185] S'il est obligé de réfuter, c'est avec des égards & des ménagemens infinis. Ses expressions sont mesurées & circonspectes. Il distingue la personne d'avec l'opinion : & si l'Auteur qu'il réfute est respectable, il ne manque point de lui rendre l'hommage qui lui est dû, & de sauver son autorité sur le reste en même tems qu'il le combat sur un point particulier. Jamais rien d'aigre ni de contentieux. La lecture des ouvrages de M. Duguet est propre, non seulement à lui attirer la confiance, mais à inspirer la douceur & la modération dont il étoit rempli.

< Manchette : L'Orateur doit être homme de bien.>

Que l'on ne mette donc plus en question, si l'Orateur doit être défini d'après Caton, un homme de bien qui posséde l'art de la parole. La vertu est nécessaire à l'Orateur pour parvenir au but qu'il se propose. Il veut persuader : & le moyen de persuasion le plus efficace est la vertu de celui qui parle.

Il ne reste d'autre subterfuge à ceux qui voudroient contester cette vérité, que de dire qu'il n'est point nécessaire à l'Orateur d'être homme de bien, & qu'il lui suffit de le paroître. Ressource aussi foible, qu'elle est scandaleuse ! Il n'est pas possible qu'un homme [t. I, p. 186] soit constamment & uniformément hypocrite. Le vrai perce toujours par quelque endroit. L'unique secret pour paroître homme de bien, c'est de l'être.

On trouvera bon, je pense, que je prenne dans l'Antiquité un exemple qui fasse briller par le contraste la maxime que j'établis ici. Cassius Sévérus, qui vivoit sur la fin du régne d'Auguste, avoit beaucoup de talent pour l'Eloquence : orandi validus, comme dit Tacite <Tac. Ann. IV. 21>. Voici un trait de lui aussi odieux que malhabile <Quintil. l. XI. c. 1I>. Il accusoit Asprénas, comme coupable d'empoisonnement : & il commença ainsi son discours : « Grands Dieux, je vis ! & je me réjouis de vivre, puisque je vois Asprénas accusé. » On sent combien ce trait décéle un mauvais cœur, & combien il est capable d'aliéner les esprits. Quelle opposition entre cette joie méchante pour le mal d'autrui, & le précepte que Cicéron nous donnoit tout à l'heure ! « S'il vous faut faire quelque démarche vive & forte, paroissez ne vous y résoudre qu'à regret & avec répugnance. » L'honnête homme n'aura nulle difficulté à montrer cette répugnance, parce qu'il [t. I, p. 187] la sentira réellement. Le méchant parlera comme Cassius Sévérus, & se fera haïr. Concluons donc hardiment que l'Orateur doit être homme de bien. Celui qui aura tous les talens sans la vertu & la probité, manquera d'un secours très-utile, & souvent nécessaire pour persuader.

< Manchette : La douceur doit régner dans tous les accompagnemens du discours, qui tend à la conciliation des esprits.>

La douceur est le caractére propre qui doit régner dans les sentimens que l'Orateur exprime en soi-même & en la personne de celui pour qui il parle, s'il veut concilier les esprits. Ainsi tout doit être doux alors ; les choses, le style, l'action. Il n'est point question ni de figures vives, ni de prononciation véhémente. Un ton de voix doux, un air de visage qui annonce la candeur & la modestie, une action qui caractérise la facilité des mœurs, une phrase naturelle, coulante, sans pompe & sans emphase, sans ostentation de grandeur ; voilà ce que Cicéron <Cic. de Or. l. II. 182-184> & Quintilien <Quintil. l. VI. c. 2> exigent de l'Orateur dans le genre dont nous parlons. Vous voulez vous faire regarder comme bon & plein d'humanité : que tout en vous porte l'empreinte de la douceur & de la bonté.

< Manchette : Exemple tiré de Cicéron.>

Un morceau considérable du [t. I, p. 188] discours de Cicéron pour Plancius, remplit parfaitement l'idée que j'exprime ici. Comme il est long, j'aurai soin de l'abréger ; mais il est si propre au sujet, que je ne puis l'omettre entiérement. Je dois d'abord en expliquer l'occasion.

Plancius avoit rendu à Cicéron des services importans dans le tems de son exil : & l'Orateur faisoit beaucoup valoir ce motif qu'il avoit de s'intéresser vivement pour son client, qui avoit été son bienfaiteur. Les accusateurs, qui dans cette affaire n'épargnerent point du tout Cicéron personnellement, prétendoient qu'il exagéroit les services de Plancius. Ils s'étoient même moqués de quelques larmes qu'ils avoient vu couler de ses yeux, dans une occasion où il plaidoit pour un autre de ceux à qui il avoit obligation de son retour dans sa patrie. Cicéron répond magnifiquement à ces reproches, en avouant de bon cœur qu'il les mérite, & en faisant gloire d'y avoir donné lieu.

« Je souhaite sans doute, dit-il, de posséder, s'il est possible, toutes les vertus : mais il n'en est aucune dont je sois si jaloux que la [t. I, p. 189] reconnoissance. En effet, cette vertu est non-seulement la plus grande, mais la mere de toutes les autres vertus. »

C'est ce que l'Orateur prouve en détail de la piété filiale, de la piété envers la patrie, envers la Divinité ; de l'attachement à ses amis, aux maîtres à qui on est redevable de son éducation : après quoi revenant à lui, il ajoute : « Quant à moi, je ne trouve rien si digne de l'homme, que d'avoir un cœur sensible, non-seulement aux bienfaits, mais aux simples témoignages de bienveillance : & rien au contraire ne me paroît si opposé à l'humanité, si barbare, si féroce, que de se mettre dans le cas, je ne dis pas d'être jugé indigne du bienfait reçu, mais de n'y pas répondre suivant toute l'étendue de son pouvoir. » Cicéron conclut de cette belle & aimable morale, qu'il n'a garde de se défendre du prétendu crime qu'on lui fait de pousser trop loin la reconnoissance. « Puisqu'il en est ainsi, dit-il à l'accusateur, je m'avoue vaincu, je reconnois la vérité du reproche que vous me faites : & quoiqu'il ne puisse y avoir d'excès en reconnoissance, je [t. I, p. 190] conviens que je passe les bornes en ce genre : & je vous supplie, Messieurs, dit-il aux Juges, de ne point regarder vos bienfaits comme mal placés sur la tête d'un homme, à qui son censeur n'impute point de tort plus grave, que celui d'être trop reconnoissant. »

Quelle estime, quelle bienveillance, de tels sentimens n'inspirent-ils point aux auditeurs pour celui qui s'en montre pénétré ? Combien un tel caractére se rend-il aimable, & acquiert-il par-là de crédit sur les esprits, pour en obtenir tout ce qu'il souhaite ?

t. 1 p. 303-306

SECTION IV. Comparaison des Passions & des Mœurs.

Les Passions sont diverses & de plusieurs genres, indignation, pitié, crainte, espérance, & autres mouvemens de l’ame. Les Mœurs n’ont qu’un caractere, qui est la douceur & la modestie. Les Passions ne conviennent pas à toutes les matieres, ni à toutes les formes de discours. Les Mœurs doivent régner par-tout. Quiconque parle ou écrit, est obligé, [t. I, p. 304] s’il veut réussir, de mériter l’estime de ses auditeurs ou de ses lecteurs.

« Que votre ame & vos mœurs, dit Boileau, peintes dans vos ouvrages,
N’offrent jamais de vous que de nobles images. »
<Chant. IV>

< Manchette : Il faut mêler ensemble ces deux natures de sentimens.> 

Quelque différence qu’il y ait entre ces deux natures de sentimens, Cicéron a très-bien remarqué qu’ils se prêtent un mutuel secours <De Orat. II. 112>, & que l’Orateur doit, autant qu’il est possible, les joindre ensemble. « Il faut, dit-il, que la douceur, par laquelle nous nous concilions les esprits, tempere la véhémence que nous employons pour les remuer ; & réciproquement, que la véhémence communique un peu de son feu à la douceur, qui pourroit devenir fade. Jamais le discours n’est mieux & plus utilement assaisonné, que quand son activité & sa force sont adoucies par le caractere de bonté & de modération dans l’Orateur ; & que de l’autre part la modeste & aimable bonté est animée & acquiert de la vigueur, par le mêlange des sentimens fermes & élevés. » 

M. Cochin, dont le goût décidé étoit la modestie, mais qui savoit [t. I, p. 305] donner aux choses toute la force qu’elles exigeoient, est plein d’exemples de cette heureuse alliance de la véhémence & de la modération. J’en vais citer un, tiré de la réplique pour les Bénédictins contre M. Languet, Evêque de Soissons <T. VI. p. 312>. « Il faut, dit-il, se laver du reproche que M. de Soissons fait aux Bénédictins, d’avoir répandu dans leur Mémoire des traits violens & hautains, qui choquent la bienséance, & qui ne conviennent point au style d’une troupe d’humbles Solitaires destinés à faire au monde orgueilleux des leçons de modestie par leur exemple. On n’examinera pas, pour dissiper ce reproche, si M. de Soissons a plus ménagé les Bénédictins ; qu’il n’a été ménagé par eux : on n’examinera. pas si les Evêques ne doivent pas autant d’exemples de modération, que les Religieux en doivent d’humilité & de modestie. On répondra seulement qu’on a conservé pour la personne de M. de Soissons, pour sa dignité, & pour son caractere, tous les égards & tous les ménagemens qui conviennent. On ne peut rien [t. I, p. 306] demander de plus. Car de croire qu’il sera permis de flétrir un Ordre célébre, de lui imputer les faussetés les plus odieuses, de faire tomber sur lui les traits les plus piquans & les plus satiriques ; & que parce que c’est à des Religieux qu’on s’adresse, il leur sera défendu de repousser avec force les outrages dont on les accable, c’est exiger une déférence qu’aucun autre n’avoit jamais prétendu avant M. de Soissons. » Voilà bien un discours mêlé de force & de douceur. L’Avocat n’omet aucun des traits nécessaires pour définir & qualifier l’injure, & en même tems il respecte la personne de qui elle part. Il lui épargne les termes offensans, & les laisse à suppléer aux Juges.