FABULA / FABLE, FICTION
t. 1 p. 97-101
< Manchette : La Fable. Quel usage en est permis à l'Orateur.>
Les traits de la Fable ne doivent jamais être cités en preuve, puisqu’elle n’est qu’un mélange d’un peu de vrai noyé dans les fictions : & d’ailleurs ils conviennent moins aux Orateurs qu’aux Poëtes. Cependant la connéxité des matiéres m’engage à observer ici qu’ils peuvent quelquefois trouver place, à titre d’ornemens, dans les discours au moins du genre démonstratif. M. de Fontenelle, dans l’éloge de M. Leibnitz, a dit : « De plusieurs Hercules l’Antiquité n’en a fait qu’un : & du seul M. Leibnitz [t. I, p. 98] nous ferons plusieurs savans. » Ce n’est qu’un mot, une allusion plutôt qu’une citation. Encore la Fable n’y est elle présentée, qu’avec une réforme qui la réduit au vrai. Dans les plaidoyers même il n’est pas absolument défendu d’orner le discours par une allusion courte à quelque trait connu de la Fable. M. Erard, Avocat célébre, parlant pour un jeune homme qui s’étoit laissé prendre aux attraits d’une adroite séductrice <p. 34>, observe que « il devoit, comme un autre Ulysse, fermer ses oreilles aux discours dangereux de cette fille artificieuse. »
< Manchette : L'Apologue.>
Un autre genre de fables, les apologues moraux sembleroient pouvoir plutôt être employés par l’Orateur. Le jeu n’y est qu’apparent, & il ne sert que d’introduction à quelque vérité sérieuse & solide. Ils sont donc capables d’être allégués en confirmation de maximes importantes, dont le discours à besoin. Tout le monde sait que la fable des membres & de l’estomac fut racontée par Ménénius Agrippa à une multitude séditieuse, à qui il falloit faire comprendre combien le Sénat lui étoit utile & nécessaire pour la gouverner & la rendre heureuse. [t. I, p. 99] Mais le badinage, qui dans l’Apologue accompagne de nécessité la vérité morale, & qui la met à la portée des enfans & des esprits grossiers, conviendroit peu à un auditoire grave & composé de gens instruits. Ainsi l’on doit poser pour régle, que l’Apologue n’est point à l’usage de l’Orateur, si ce n’est peut-être dans quelques cas très-rares, tels que celui où se trouva le Romain dont nous venons de parler, & encore celui dans lequel Démosthène s’en servit pour reveiller l’attention d’un peuple volage, qui ne l’écoutoit pas. Le trait est connu : mais on ne sera pas, je crois, fâché de le retrouver ici, conté de la façon de la Fontaine <L. VIII. Fable 4>. L’Orateur, comme je l’ai dit, parlant des affaires les plus intéressantes pour le salut public, & employant les figures les plus véhémentes pour émouvoir son auditoire, voyoit que personne ne lui prêtoit l’oreille. c’est ce que la Fontaine peint d’abord au naturel. Puis il ajoute :
« Que fit le harangueur ? Il prit un autre tour.
Cérès, commença-t-il, faisoit voyage un jour
Avec l’Anguille & l’Hirondelle.
Un fleuve les arrête, & l’Anguille en nageant,
Comme l’Hirondelle en volant, [t. I, p. 100]
Le traversa bientôt. L’assemblée à l’instant
Cria tout d’une voix, Et Cérès que fit-elle ?
Ce qu’elle fit ! Un prompt courroux
L’anima d’abord contre vous.
Quoi ! de contes d’enfans son peuple s’embarasse ?
Et du péril qui le menace
Lui seul, entre les Grecs, il néglige l’effet ?
Que ne demandez-vous ce que Philippe fait ?
A ce reproche l’assemblée,
Par l’Apologue réveillée,
Se donne entiére à l’Orateur.
Un trait de Fable en eut l’honneur. »
Ce fait, s’il est véritable, prouve beaucoup en faveur de l’Apologue. Mais Démosthéne parloit à une multitude, Suivant nos usages, le discours de l’Orateur ne s’adresse au peuple que dans les sermons, dont la gravité sainte rejette toute fiction & tout badinage. Ainsi dans les sermons leur matiére, & dans les autres discours oratoires la considération des auditeurs, ne permettent point de conter des fables d’Esope. Répétons ici ce que nous disions tout-à-l’heure de la Mythologie. Une allusion courte & ingénieuse à quelque Apologue connu, peut quelquefois dans les Harangues Académiques, & même dans les Plaidoyers, égayer le sujet, [t. I, p. 101] & faire un effet agréable. Encore l’usage n’en doit-il pas être fréquent.
t. 2 p. 179-185
< Manchette : Origine des fictions poétiques & mythologiques, qui sont de vraies Prosopopées.>
Cette sorte de Prosopopée est propre aux seuls Poëtes. De telles fictions sont trop hardies pour l’Eloquence. Mais la Poésie se croit tout permis : elle anime toute la nature. C’est ce que le même Despréaux nous enseigne dans son Art Poétique.
« Là, dit-il, c’est-à-dire dans la Poésie, pour nous enchanter tout est mis en usage.
Tout prend un corps, une ame, un esprit, un visage.
Chaque Vertu devient une Divinité.
Minerve est la Prudence, & Venus la Beauté.
Ce n’est plus la vapeur qui produit le tonnerre :
C’est Jupiter armé pour foudroyer la terre.
Un orage terrible aux yeux des matelots,
C’est Neptune en courroux qui gourmande les flots.
Echo n’est plus un son qui dans l’air retentisse :
C’est une Nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse.
Ainsi dans cet amas de nobles fictions,
Le Poëte s’égaye en mille inventions,
Orne, éleve, embellit, agrandit toutes choses,
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses. »
Cette origine des fictions poétiques, & la cause du plaisir qu’elles nous donnent, sont encore mieux exposées par un Ecrivain moins sage à tous égards, mais qui pour la finesse & la délicatesse ne céde à personne. M. Rémond de S. Mard nous a donné une Poétique puisée dans ses [t. II, p. 180] sources, & presque dès le commencement il s’exprime ainsi. « Qu’est-ce qui n’est pas permis à un Poëte ? Veut-il peindre : toute la nature est sous sa main. Il peut à son gré la mettre en images : il anime les élémens, vivifie tout ce qu’il trouve à son passage. Les forêts, quand il chante, ne renferment plus des bêtes meurtrieres : on y voit les Dryades folâtrer avec les Faunes : on y voit Pan qui soupire. Ce sont toujours de nouveaux tableaux qui se succédent, des oiseaux qui chantent, des ruisseaux qui murmurent : on y voit des arbres fleuris qui portent leurs têtes superbes dans les nues : & ces arbres qu’on nous dépeint si fiers, ont encore l’honneur de posséder des Nymphes plus belles que le beau jour. Certes, on nous apprêta un mets bien délicieux, quand on inventa la Fable : & sérieusement, (abstraction faite du mauvais usage qu’en a fait l’esprit humain) je ne vois rien de mieux imaginé que toutes ces divinités… Car enfin, ne faisons point tant les raisonnables : les choses du monde les plus admirables ne nous [t. II, p. 181] touchent point, si on ne nous les rend point sensibles. Il nous faut de l’éclat & de la parure, il faut absolument parler à notre imagination, décorer tout ce qu’on lui présente… Que je vous dise, par exemple, tout uniment que le soleil se leve, vous ne m’écouterez point. Mais si je vous dis que Phébus sort du sein de l’onde, qu’il monte dans son char, qu’il presse les flancs de ses coursiers, vous voilà attentif, l’intérêt vous saisit, la chaleur vous gagne. Et savez-vous pourquoi ? C’est qu’au lieu de vous représenter le soleil par son immensité, ce qui vous auroit fatigué, je vous l’ai peint comme un beau jeune homme, & je vous intéresse parce que nous nous intéressons à ce qui nous ressemble, & sur-tout à ce qui nous ressemble en beau. »
C’est un Sybarite qui tient ce discours : & l’on y voit l’empreinte de sa mollesse, & de son goût pour la volupté. Mais ce qu’il dit n’en est pas moins finement pensé. Il nous montre & ce qui plait, & quelle est la cause du plaisir que nous y sentons. Une forêt dans la nature est un amas [t. II, p. 182] d’arbres : dans la poésie c’est le séjour d’une multitude d’habitans qui nous ressemblent, & à la peinture desquels nous nous reconnoissons. Ces folles, mais ingénieuses Prosopopées, peuvent être employées sagement : & l’on ne peut douter qu’elles ne soient un grand ornement dans la poésie.
Je ne dirai pourtant point qu’elles soient des ornemens nécessaires. La plus belle poésie qui existe, celle des Hébreux, s’est passée de toutes ces fictions de la Grece, qu’elle ne connoissoit point, & qu’elle eût détestées. Elle savoit pourtant faire usage des Figures : & l’on va voir les Prosopopées les plus hardies mises en œuvre dans un Cantique d’Isaïe, traduit par M. Racine le fils. En voici l’occasion & le sujet.
Le Prophete qui avoit prédit aux Juifs leur retour de Babylone, & la punition du vainqueur qui les a tenus en captivité, tout-à-coup les fait parler eux-mêmes, & leur met dans la bouche ces paroles, que dans un transport de joie & d’admiration ils chanteront contre le Roi de Babylone, dont ils auront vu la chûte.
[t. II, p. 183] « Comment est disparu ce maître impitoyable ?
Et comment du tribut dont nous fûmes chargés
Sommes-nous soulagés ?
Le Seigneur a brisé le sceptre redoutable,
Dont le poids accabloit les humains languissans
Ce sceptre qui frappoit d’une plaie incurable
Les peuples gémissans.
Nos cris sont appaisés : la terre est en silence.
Le Seigneur a dompté ta barbare insolence,
O fier & rigoureux tyran !
Les cédres même du Liban
Se réjouissent de ta perte.
Il est mort, disent-ils : & l’on ne verra plus
La montagne couverte
Des restes de nos troncs par le fer abattus.
Roi cruel, ton aspect fit trembler les lieux sombres
Tout l’enfer se troubla : les plus superbes ombres
Coururent pour te voir.
Les Rois des Nations descendant de leur trône
T’allerent recevoir.
Toi-même, dirent-ils, ô Roi de Babylone,
Toi-même, comme nous, te voilà donc percé,
Sur la poussiere renversé
Des vers tu deviens la pature,
Et ton lit est la fange impure.
Comment es-tu tombé des cieux,
Astre brillant, fils de l’Aurore ?
Puissant Roi, Prince audacieux,
La terre aujourd’hui te dévore.
Comment es-tu tombé des cieux.
Astre brillant, fils de l’Aurore ?
Dans ton cœur tu disois. A Dieu même pareil,
J’établirai mon trône au dessus du soleil,
Et près de l’Aquilon sur la montagne sainte
[t. II, p. 184] J’irai m’asseoir sans crainte.
A mes pieds trembleront les humains éperdus.
Tu le disois, & tu n’es plus.
Les passans qui verront ton cadavre paroître,
Diront, en se baissant pour te mieux reconnoître :
Est ce-là ce mortel qui troubla l’univers,
Par qui tant de captifs soupiroient dans les fers ;
Ce mortel, dont le bras détruisit tant de villes,
Sous qui les champs les plus fertiles
Devenoient d’arides déserts.
Tous les Rois de la terre ont de la sépulture
Obtenu le dernier honneur.
Toi seul privé de ce bonheur,
En tous lieux rejetté, l’horreur de la nature,
Homicide d’un peuple à tes soins confié,
De ce peuple aujourd’hui tu te vois oublié,
Qu’on prépare à la mort ses enfans misérables
La race des méchans ne subsistera pas.
Courez à tous ses fils annoncer le trépas.
Qu’ils périssent. L’auteur de leurs jours déplorables
Les a remplis de son iniquité.
Frappez, faites sortir de leurs veines coupables
Tout le malheureux sang dont ils ont hérité. »
« Que d’images, que de figures le Prophete rassemble ! s’écrie l’excellent traducteur de cet admirable morceau. On entend parler tour-à-tour les cedres du Liban, les ombres des morts, les Juifs, le Roi de Babylone, & les passans qui trouvent son corps. » Quoiqu’il n’y ait point ici de fictions Grecques, cette [t. II, p. 185] magnifique poésie n’en a pas moins d’éclat & d’élévation. Aussi est-elle l’ouvrage de l’esprit de Dieu. Je crois pourtant que ceux qui sont pénétrés de Religion, s’ils se remplissoient bien des idées & des expressions de l’Ecriture sainte, & qu’ils y joignissent le talent poétique, pourroient approcher de cette inimitable grandeur ; & que par conséquent la Fable & tout son attirail de fausses divinités ne sont point des ornemens absolument nécessaires à la poésie. Du moins est-ce une maxime incontestable & reconnue de tous les sages critiques, que ces vaines fictions doivent être bannies de tout ouvrage qui tient à la Religion : & que l’on ne peut approuver
“en un sujet Chrétien
Un Auteur follement Idolâtre & Païen.” »
Je m’arrête, pour ne me point trop écarter de mon sujet. Il me suffit d’avoir remarqué que les fictions poétiques sont de vraies Prosopopées.