PRONUNTIATIO / PRONONCIATION
t. 1 p. 24
< Manchette : La Mémoire & la Prononciation sont nécessaires à l'Orateur, mais non à l'Eloquence.>
[...] La Mémoire & la Prononciation sont nécessaires à l'Orateur, mais non à l'Eloquence. Aristote n'en a rien dit. Cicéron & Quintilien en ont parlé sobrement. J'en dirai quelque chose, pour ne rien laisser à désirer : mais je me renfermerai dans un petit nombre d'observations générales, & fort courtes.
t. 2 p. 26-28
< Manchette : Attention à bien prononcer.>
Bien prononcer est une partie [t. II, p. 27] essentielle du mérite de bien parler. Cicéron, qui n’omet rien, a traité cet article dans son troisieme livre de l’Orateur. « Je ne veux point, dit-il, que l’on fasse sonner toutes les lettres d’une maniere affectée & pédantesque. Je ne veux point non plus que l’on en obscurcisse le son par une prononciation négligée. Il ne faut point que les mots soient si déliés & si grêles, qu’ils n’ayent, pour ainsi dire, que l’ame : il ne faut point non plus les enfler & les prononcer à grosse voix. » Cicéron marque encore quelques autres vices de prononciation, que nous pouvons comprendre sous ce que nous appellons accens. Toutes nos Provinces ont leur accent, les uns plus, les autres moins désagréable, mais toujours vicieux. A la Cour, à Paris, la prononciation est nette, dégagée, sans chant, sans abréviation précipitée, sans longueur traînante. C’est là le modele : & ceux qui sont nés en Province, doivent l’étudier & s’y conformer, sous peine d’être tout d’un coup reconnus pour Provinciaux, même par les gens du peuple de Paris. Ils ont quelquefois de la peine à se [t. II, p. 28] défaire de leur accent, sur-tout s’ils ont quitté tard le lieu de leur naissance.
t. 2 p. 329-349
CINQUIEME PARTIE. LA PRONONCIATION.
< Manchette : Importance de la Prononciation en Eloquence.>
Le mot de Démosthene sur la Prononciation ou Action, car ces deux noms sont ici synonymes, a été répété mille fois ; mais il convient tellement en ce lieu, qu’il ne m’est pas permis de l’omettre. Ce grand Orateur <Quintil. X. 1. & XI. 3>, qui a été appellé la loi & la regle de l’art de bien dire, lex orandi <Cic. de Orat. III. 213.>, interrogé quelle étoit la premiere vertu en Eloquence, la seconde, la troisieme, répondit toujours que c’étoit l’Action, & il lui donna le premier, le second & le troisieme rang, comme s’il eût pensé qu’elle étoit, non la premiere vertu, mais la seule. C’est trop dire, & l’expression a besoin assûrément d’être adoucie. Si les choses sont plus importantes que les mots, principe reconnu de tous, & fondamental dans la Rhétorique, [t. II, p. 330] à plus forte raison sont-elles préférables à la simple Prononciation. Aussi la question faite à Démosthene est-elle tournée autrement par quelques Auteurs. On lui demandoit quelle étoit en Eloquence la vertu <Duguet, Traité sur les SS. Mysteres. Disp. 8>, dont le défaut pouvoit moins se couvrir, & qui pouvoit mieux couvrir tous les autres. Alors la réponse de Démosthene est parfaitement juste. L’Action est la premiere & la seule qualité à laquelle conviennent ces deux caracteres. Une Action vicieuse déparera le plus beau discours, & si elle est excellente, elle pourra faire réussir le plus foible.
C’est de quoi Hortensius est un exemple. Tout le monde sait qu’il fut long-tems le rival de Cicéron, & que si dans les dernieres années il étoit déchu de beaucoup, & descendu au second rang, il se soutint néanmoins jusqu’à la fin vis-à-vis de son vainqueur, & ne parut jamais indigne de lui être comparé. Ce qui contribua le plus à ses grands succès <Cic. de Cl. Orat. n. 303>, ce fut une Action si parfaite, qu’elle sembloit même l’être trop pour un Orateur, & que les Comédiens venoient l’entendre au Barreau <Histoire Rom. l. XXXV>, pour se former sur lui, & l’imiter comme leur modele en [t. II, p. 331] déclamation. La preuve que la gloire de son éloquence étoit due en grande partie au mérite de l’Action, c’est qu’elle tomba avec lui. « Ses écrits qui nous restent, dit Quintilien <XI. 3>, sont extrêmement au-dessous de sa réputation, sans doute parce que nous n’y trouvons plus en les lisant ce qui charmoit ses auditeurs lorsqu’il les prononçoit ».
Il est donc constant & avéré que l’Action est une partie essentielle pour l’Orateur. Si elle fait valoir des discours médiocres en eux-mêmes, quelle grace & quelle force n’ajoutera-t-elle pas à ceux qui sont bien composés ? Et par conséquent quels soins ne doit pas prendre pour s’y perfectionner, quiconque se destine à parler en public ?
< Manchette : Soins & attentions que mérite cette partie. Exemple de Démosthene.>
Démosthene nous servira encore ici de preuve & de modele. Ce qu’il disoit sur le mérite de l’Action, il le pensoit, & sa conduite y fut conforme. Non-seulement il prit les leçons d’un maître en déclamation <Cic. de Orat. l. I. n. 260>, mais il employa des précautions singulieres & uniques pour vaincre les obstacles <Quintilien, l. X. c. 3> qu’une vicieuse conformation des organes, une habitude messéante, ou [t. II, p. 332] d’autres causes pouvoient lui opposer par rapport à l’articulation des sons, & à la perfection du geste. Il étoit né avec quelque embarras dans la langue & dans les organes de la voix : il ne pouvoit pas articuler la lettre r : sa façon de prononcer avoit quelque chose de confus. Il lutta contre ces difficultés, jusqu’à se mettre du gravier dans la bouche, & se forcer en cet état de prononcer plusieurs périodes. Ses soins lui réussirent si bien, que jamais personne n’a parlé plus distinctement, & d’une voix mieux articulée. Il avoit la respiration courte : & il s’exerça à réciter plusieurs vers de suite sans reprendre haleine, non pas demeurant en place, mais marchant, & montant une colline roide & escarpée. Pour s’accoutumer à vaincre les frémissemens tumultueux des assemblées populaires, il alloit déclamer sur le bord de la mer ; & combattoit par l’effort de sa voix contre le bruit des vagues, qui venoient se briser au rivage. Il avoit la mauvaise habitude de hausser les épaules involontairement & sans y penser. Pour se corriger de ce défaut, qui a quelque chose de choquant aux yeux, en [t. II, p. 333] déclamant chez lui il suspendoit au plancher une lance la pointe en bas, & tout près de ses épaules nues, afin que si dans la chaleur de la Prononciation il se laissoit aller à son vice habituel, la pointe de la lance en avertît ses épaules & les en punît. Enfin pour s’assurer par lui-même du succès de ses efforts, & de l’effet que produisoient tous les mouvemens de sa personne, il déclamoit devant un grand miroir, où il se voyoit de la tête aux pieds, & qui lui représentoit son attitude, tous ses gestes, & tous les mouvemens des yeux & du visage. C’est donc avec raison que Valere-Maxime dit, que Démosthene étoit fils de son travail encore plus que de la nature ; & que tel qu’il étoit né, & tel qu’il se façonna lui-même, c’étoient deux hommes différens <L. VIII. c. 7>.
Le succès de tant de soins & de tant de peines fut prodigieux. Personne n’ignore le trait d’Eschine, qui retiré à Rhodes après qu’il eut succombé sous ce terrible adversaire, fut prié par les Rhodiens de leur lire son plaidoyer contre Ctésiphon, & le plaidoyer contraire de Démosthene <Cic. de Orat. III. 213>. On donna de grands éloges au sien : mais [t. II, p. 334] celui de Démosthene fut écouté avec des transports d’admiration, & des applaudissemens incroyables. « Que seroit-ce donc, leur dit Eschine, si vous l’aviez entendu lui-même prononcer son ouvrage ? » Cet éloge est d’autant plus remarquable, que non-seulement il sort de la bouche d’un ennemi, mais qu’il est donné par un connoisseur, qui avoit un très-bel organe, & qui déclamoit lui-même excellemment.
C’est ainsi que les faits nous montrent combien la Prononciation est importante pour l’Orateur : & le bon sens tout seul nous donne la même leçon. Qui ne sentiroit pas la différence que met dans l’effet d’un morceau d’Eloquence une Prononciation vive, animée, conforme aux sentimens exprimés, ou au contraire froide, monotone, languissante, n’est pas né pour devenir éloquent.
< Manchette : Les principes nous en sont enseignés par la nature.>
La Prononciation peut donc beaucoup, & les principes nous en sont enseignés par la nature. Le sentiment est notre premier maître en ce genre. Celui qui est affligé, ou irrité, ou frappé de crainte, ou en un mot affecté de quelque passion que ce puisse [t. II, p. 335] être, n’a pas besoin que personne lui apprenne quel ton & quel geste il doit prendre. La passion l’inspire sur ce point autant que sur le choix des mots & des pensées. C’est de quoi nous avons tous les jours les exemples sous les yeux, je ne dis pas dans les discours prononcés en public, mais dans une conversation un peu animée, dans les querelles des gens du peuple, où la nature se peint dans toute sa simplicité, & varie la Prononciation suivant l’instinct du mouvement dont l’ame est agitée.
Je dis plus. Dans les occasions où la nature des choses exige du mouvement, l’Action est nécessaire à celui qui parle pour obtenir créance. C’est conséquemment à ce principe que Démosthene prié de se charger de la cause d’un homme qui lui exposoit froidement qu’il avoit été battu, lui répondit d’abord <Plut. Démosth.> : « Il n’est rien de ce que vous me dites. Vous n’avez point été battu ». A cette réponse le client éleva la voix, & s’écria avec force : « Comment, Démosthene ? vous prétendez que je n’ai point reçu de coups ? Voyez-en donc les marques. Je les porte sur mon corps. [t. II, p. 336] Vous dites vrai maintenant, reprit l’Orateur. Je reconnois la voix & le ton d’un homme qui a souffert de mauvais traitemens ». On a vu ailleurs quel usage fit Cicéron de la froide Prononciation de Calidius, pour infirmer son accusation.
< Manchette : Et ils suffisent presque à l’Orateur.>
Chaque passion a son ton & son geste. Mais ce seroit une discussion pénible, &, ce me semble, superflue, que d’entreprendre d’expliquer en détail toutes ces variétés. Un seul avis suffit à l’Orateur. Comme nous lui recommandions, lorsqu’il veut exciter dans ses auditeurs quelque passion, soit la douleur, soit la joie, soit la crainte, soit toute autre, de se pénétrer lui-même du sentiment que la chose exige, & de se laisser guider ensuite par ce sentiment dans le choix des expressions & des pensées, nous lui en dirons autant, & à plus forte raison encore, par rapport à la Prononciation. Qu’il s’occupe fortement de son objet ; qu’il se remplisse intimement des sentimens qui conviennent à la chose, & aux circonstances. Alors, pourvu qu’il ait les organes bien disposés, tout est fait pour lui : la nature fera le reste, & lui donnera [t. II, p. 337] toute la variété des tons & des gestes qui répondent à chaque sentiment qu’il doit exprimer. Car il n’en est pas des inflexions de la voix & des mouvemens du corps, comme il en est des mots d’une langue, qui ne signifient qu’arbitrairement, & qui sont différens selon la différence des peuples & des pays. Il faut avoir appris les mots, en avoir étudié la valeur, s’être mis en état d’en distinguer les nuances. Le ton de voix & le geste sont le langage de la nature : elle l’enseigne à tous, il est entendu de tous : & un homme qui en parlant une langue inconnue, exprimeroit vivement par son ton & par son geste ou la douleur ou la joie, n’auroit pas besoin d’interprete auprès des assistans. Ils le comprendroient, & entreroient dans ses sentimens.
< Manchette : Plus d’art sied au Comédien, mais non à l’Orateur.>
Ce que je dis ici regarde l’Orateur, & non pas le Comédien. Celui-ci a besoin de plus d’art, parce qu’il représente des sentimens qui lui sont étrangers, & que la Prononciation étant le seul mérite dont il soit comptable aux spectateurs, elle doit être en lui plus parfaite. Mais ce qui est perfection dans le Comédien, seroit [t. II, p. 338] un vice dans l’Orateur. Hortensius, comme je le disois tout-à-l’heure, en a été blâmé. L’Orateur doit éviter & corriger les défauts qui pourroient choquer dans sa personne & dans l’organe de sa voix. Il craint avec raison tout ce qui est capable de déplaire. Du reste, le caractere de simplicité & de vérité est ce qui lui convient : & ce seroit y nuire, que de montrer trop de savoir dans l’Art de la déclamation.
< Manchette : Observations particulieres.>
La regle générale de la Prononciation, comme de toutes les autres parties de l’Art oratoire, est qu’elle soit convenable & proportionnée à la nature & aux circonstances des choses. De même que le discours doit avoir par-tout de la chaleur, mais non pas être toujours passionné : ainsi la Prononciation ne doit jamais être froide & languissante ; mais il ne faut pas qu’elle soit toujours vive & animée. La modestie lui convient particuliérement dans le début : c’est ce qu’Homere savoit bien : & il nous en a donné le modele en la personne d’Ulysse, qu’il peint le plus grand des Orateurs <Iliad. III. v. 216>. « Quand Ulysse se levoit pour parler, dit le Poëte, il se tenoit [t. II, p. 339] quelque tems immobile, les yeux baissés en terre, ne donnant aucun mouvement ni en avant, ni en arriere, au sceptre qu’il portoit à la main : vous l’eussiez pris pour un homme du vulgaire & sans aucun talent. » Ces préparatifs annoncent bien que lorsqu’il ouvroit la bouche & commençoit à parler, il ne faisoit ni grands gestes ni grands éclats de voix. Ce précepte est tellement fondé dans la nature, qu’il est rare de rencontrer des Orateurs, soit sacrés, soit profanes, qui manquent à l’observer. La Prononciation en commençant imite le goût du style, qui dans l’Exorde, comme nous l’avons remarqué, doit être modeste.
Mais il est des occasions où la Prononciation ne prend pas exactement le ton du style, & où, quoique l’un soit animé & plein de feu, l’autre ne doit pas en exprimer toute la véhémence. Je tire cette observation de Cicéron <De Orat. III. 102>, qui dans l’endroit où il recommande à l’Orateur de ménager au discours l’agrément de la variété, & d’éviter la continuité des beautés trop éclatantes de lumiere, en y mêlant quelques ombres, fortifie son avis [t. II, p. 340] de l’exemple de Roscius, excellent Comédien. « Quand Roscius, dit-il, prononce au théâtre ce vers, Le sage ne fait point un trafic de sa vertu : il n’en demande pour récompense que la gloire, jamais il ne donne à son action tout le mouvement qu’il pourroit y mettre : mais il le laisse tomber, parce qu’il en réserve tout le feu pour le vers qui doit suivre, Que vois-je ? l’ennemi armé s’empare du temple. De même (a) il prononce avec douceur & presque sans aucun geste ces autres paroles, Quel secours me reste-t-il à implorer ? parce qu’il sait qu’il sera obligé de s’écrier incessamment ; O mon pere ! ô ma patrie ! ô demeure de Priam ! Il ne pourroit employer tant de force à cette exclamation, s’il s’étoit épuisé sur la plainte qui précéde ».
<N.d.A. : (a) Les paroles de Cicéron ont ici quelque difficulté : mais le fond de la pensée est clair.>
De cette pratique d’un parfait Comédien, remarquée & louée par Cicéron, résulte cette regle. Si un morceau qui exige un grand mouvement dans la Prononciation, est précédé d’un autre qui soit susceptible de mouvement, mais en un moindre degré, [t. II, p. 341] il ne faut point donner au premier morceau toute la force de déclamation qui lui conviendroit, afin de pouvoir mettre dans l’autre toute celle qu’il exige.
De semblables observations, & quelques autres pareillement de bon sens, peuvent servir à diriger l’Orateur dans la Prononciation. J’ajoute qu’elles suffisent à peu près : & je ne conseillerai à personne d’aller à la Comédie pour étudier le jeu des Acteurs. Indépendamment des autres considérations, qui ne sont point de mon sujet, une Prononciation trop savante choqueroit, comme je l’ai déja remarqué, la décence dans un Orateur : & celui qui dans un sermon ou dans un plaidoyer imiteroit la déclamation théatrale, mériteroit ce reproche : N’as-tu pas honte de si bien déclamer ?
< Manchette : Deux parties de la Prononciation, la voix & le geste.>
Voilà ce que j’avois à dire sur la Prononciation oratoire en général. Il me reste à donner quelques remarques particulieres sur la voix & sur le geste, qui en sont les deux parties.
< Manchette : Exercice de la voix.>
Sur la voix, j’observerai d’abord que les Anciens en avoient un très-grand soin, & y apportoient bien plus [t. II, p. 342] d’attention qu’on ne le fait parmi nous. Leurs Maîtres de Musique ne s’occupoient pas seulement de ce qui appartient directement à leur objet ; ils prescrivoient un régime pour conserver sa voix, pour la rendre flexible, douce, ou au contraire forte & sonore. C’étoit un art, que l’on peut comparer à celui par lequel les Maîtres d’escrime formoient le corps de leurs athletes. Mais de même que les exercices des athletes n’étoient pas propres à faire des soldats, la méthode de ces Maîtres de Musique pouvoit être bonne pour des Musiciens de profession ; elle ne convenoit nullement à des Orateurs, comme Quintilien le remarque judicieusement <L. XI. c. 3>. Un léger essai de ces sortes d’arts peut avoir son utilité : la pratique complete doit en être réservée à ceux qui s’y consacrent uniquement pour en faire leur profession. Ainsi au lieu d’un nombreux & gênant attirail de préceptes & de pratiques, l’exercice fréquent de la voix suffit à l’Orateur.
Que l’Orateur donc, au moins dans sa jeunesse, & pendant que les affaires n’ont pas encore eu le tems de l’assaillir, s’exerce tous les jours à se [t. II, p. 343] réciter à lui-même quelque morceau d’éloquence, soit de sa composition, soit tiré des grands modeles. Que dans ce qu’il empruntera des autres, il choisisse par préférence ce qui sera du genre dont il doit s’occuper ; des sermons, s’il est Prédicateur ; des plaidoyers, s’il est Avocat. Qu’il engage, s’il le peut, à venir l’entendre, quelques amis intelligens, qui puissent lui donner de bons avis. Qu’il prononce ce qu’il aura choisi de la maniere la plus conforme au goût des actions réelles & sérieuses, soit de la Chaire, soit du Barreau. Un tel exercice n’a rien de trop recherché, ni de trop gênant : & il peut être très-utile.
< Manchette : Elle doit être bien articulée.>
La premiere attention que l’on doit avoir par rapport à la voix en prononçant, c’est qu’elle soit distincte & bien articulée. Je ne dis pas qu’il faille pousser l’exactitude jusqu’à faire sonner toutes les lettres avec affectation. L’affectation est toujours vicieuse & déplaisante. Mais avoir soin que toutes les syllabes puissent s’entendre distinctement, que la Prononciation soit ferme & soutenue sur la derniere, & l’empêche d’être perdue pour les [t. II, p. 344] auditeurs, comme il arrive très-ordinairement ; c’est ce que doit pratiquer tout homme qui parle bien, même dans les conversations ordinaires, à plus forte raison dans une action publique.
Cette habitude doit avoir été contractée dès l’enfance. Pour la faire prendre au premier âge, le vers est d’un merveilleux secours. Horace en a fait la remarque. Os tenerum pueri balbumque poeta figurat. En effet la mesure du vers demande que toutes les syllabes soient exactement prononcées, sans quoi elle deviendroit ou trop longue, ou trop courte, & l’oreille en seroit avertie sur le champ. Dans notre poésie la nécessité de la rime oblige d’appuyer sur la derniere syllabe de chaque vers, & de ne point souffrir qu’elle se perde par une Prononciation nonchalante. Il sera donc très-avantageux pour la bonne Prononciation d’accoutumer nos jeunes François à réciter des morceaux choisis de nos Poëtes, qu’on leur aura fait apprendre exactement par mémoire : & cet exercice doit être introduit dans les Ecoles où il n’est pas encore établi. [t. II, p. 345]
< Manchette : Variée dans ses tons.>
Cette premiere regle est pour chaque mot pris en particulier. Une seconde, qui se rapporte à la Prononciation des périodes & de tout le discours, est de varier les tons de la voix. Rien n’est plus insupportable, qu’une monotonie froide & languissante. Mais ce vice suppose ou peu de talent dans celui qui ne sait pas l’éviter, ou une timidité portée jusqu’à l’excès. Ce n’est point pour de pareils sujets qu’est faite une Rhétorique. Le défaut de la monotonie peut aussi se trouver joint avec la vivacité & l’élévation du génie, & même en être l’effet. Cicéron l’avoit dans les premieres années qu’il parut au Barreau. Il nous dit lui-même <De Cl. Orat. 313> qu’alors il prononçoit tout un plaidoyer sans baisser jamais la voix, sans aucune variété ni inflexion, toujours sur le ton de force & de roideur. Cette maniere, outre qu’elle est nuisible à la santé, en forçant des ressorts délicats, fatigue de plus les auditeurs, dont elle étourdit les oreilles, & tient les esprits toujours tendus. Mais c’est un défaut qui se guérit naturellement par l’âge, & que la réflexion et les bonnes leçons peuvent assez aisément [t. II, p. 346] dompter. Cicéron s’en corrigea : & dans un voyage qu’il fit en Grece & en Asie, où il vit les plus grands Maîtres d’Eloquence, il travailla si heureusement à se perfectionner, qu’il revint à Rome au bout de deux ans presqu’entiérement changé, non-seulement pour le style, qui avoit eu en lui jusques-là quelque chose de trop jeune, mais pour la façon de prononcer.
< Manchette : Non pas néanmoins jusqu’aux inflexions musicales.>
Il faut donc que l’Orateur varie sa Prononciation. Mais toutes choses ont leurs bornes : & s’il porte le goût de la variété dans les tons de sa voix jusqu’aux inflexions & aux modulations musicales, s’il chante au lieu de parler, ce vice deviendra pire que la monotonie de vivacité. Ainsi une troisieme observation sur la voix, est qu’il faut y éviter les inflexions trop étudiées, qui annoncent la mollesse, & qui énervent le discours. Ce vice a les mêmes sources, & produit les mêmes effets, que la recherche affectée des ornemens trop brillans dans le style, & il me suffit de renvoyer, en ce qui regarde celui dont je parle ici, à ce que j’ai dit sur le premier.
On peut juger combien est importante [t. II, p. 347] l’attention à varier convenablement les tons de la voix, par la précaution inouie que prenoit le plus jeune des Gracques à cet égard <Cic. de Orat. III. 225-227>. Tout le monde a entendu parler du joueur de flûte, dont ce véhément Orateur, lorsqu’il haranguoit le peuple Romain, se faisoit accompagner, pour prendre de lui le ton en commençant, & pour prévenir les trop grands éclats de voix, & les tons extrêmement aigus, auxquels sa vivacité auroit pu l’emporter dans le feu de la déclamation. Cet exemple est unique & je ne le propose pas à imiter. « Laissons, dit Cicéron, le joueur de flûte à la maison, mais portons aux actions publiques l’esprit de cette pratique. »
Pour résumer donc tout ce que je viens de dire touchant la voix, elle doit être bien articulée, variée pour les tons, & néanmoins mâle & sans mollesse. C’est à quoi se réduisent les principaux avis dont peut avoir besoin l’Orateur dans l’usage de la voix en prononçant.
< Manchette : Le geste doit exprimer la chose, & non pas chaque mot.>
Sur le geste, j’ai encore moins de choses à dire, que sur la voix. Je me contenterai de deux observations, [t. II, p. 348] que j’emprunte de Cicéron.
La premiere est que par le mouvement du corps, de la tête, des bras & des mains, en quoi consiste le geste, il faut exprimer, non pas les mots, mais le sens entier de la chose. L’expression démonstrative des mots doit être laissée aux Histrions <[Cic. de Orat. III.] 220>, qui affectent de contrefaire les défauts qu’ils exposent à la risée. L’Orateur doit conserver la dignité du plus noble de tous les Arts : & comme ce sont les choses qui occupent son esprit, les choses seules doivent être exprimées par son geste.
< Manchette : Le visage & sur-tout les yeux y font le plus grand effet.>
Une seconde réflexion qui se trouve par-tout, mais que j’aime à présenter dans les termes de Cicéron <[De Orat. III.] 221>, c’est que, si les différentes parties du corps contribuent au geste, chacune en leur, maniere, tout néanmoins dépend du visage, dans lequel dominent uniquement les yeux. Toute l’action part de l’ame, & doit en exprimer les sentimens. Or le visage est le miroir de l’ame, & les yeux en sont les interpretes. Il n’y a point d’autre partie du corps qui puisse fournir à autant d’expressions, que l’ame a de sentimens. L’oeil suffit à tout. Par la vivacité [t. II, p. 349] & la force, ou au contraire par l’adoucissement & la gaieté radieuse du regard, par un coup d’oeil jetté à propos, nous disons tout, & nous exprimons & communiquons aux autres tous les mouvemens de l’ame qui conviennent à la chose que nous traitons. L’action est le langage du corps ; & les mouvemens des yeux sont les principaux caracteres de ce langage. Mais il faut avouer que nulle partie de la déclamation n’est moins susceptible d’enseignement, & qu’en ce genre, c’est à la nature à tout faire.
Pour le geste proprement dit, c’est-à-dire, pour les mouvemens du corps, de la main, & du bras, il est bon que l’Orateur prenne quelques leçons d’un Maître habile dans l’art de déclamer, en gardant soigneusement la sobriété & la décence, de peur que son action ne devienne théatrale.