AMPLIFICATIO / AMPLIFICATION
Le développement des preuves fortes et solides, lorsqu’on veut en faire sentir tout le poids et en tirer tout l’avantage possible, se nomme amplification oratoire. Entre les moyens qui contribuent le plus, de l’aveu de Longin, à la sublimité du discours, il faut placer ce que les rhéteurs nomment l’amplification. « C’est, dit Cicéron, une manière forte d’appuyer sur ce qu’on a dit, et d’arriver, par l’émotion des esprits, à la persuasion. » Elle ne consiste pas dans la multitude des paroles, mais dans la grâce ou dans la force dont elle revêt [p. 106] le raisonnement. Quand on dit tout ce qu’on doit dire, on n’amplifie pas, dans le sens vulgaire de ce mot; et quand on l’a dit, si on amplifie, on dit trop. Ce n’est pas que l’amplification n’étende quelquefois, c’est même là sa marche ordinaire; mais son essence est d’augmenter ou d’atténuer l’idée de la chose, et de rendre ainsi la preuve plus capable de faire impression.
L’orateur romain a excellé dans cette partie puissante de l’éloquence. A plusieurs preuves qui avaient démontré que Milon était bien loin d’avoir formé le dessein de tuer Clodius, le défenseur en ajoute une tirée de la circonstance du temps; et il demande s’il est vraisemblable qu’à la veille presque des assemblées du peuple romain, où se devaient donner les charges, Milon, qui songeait à demander le consulat, eût été assez imprudent pour aliéner de lui tous les esprits par un si lâche assassinat: Proesertim, judices, quum honoris amplissimi contentio, et dies comitorum subesset (Pro Milone, c. 26). Cette réflexion est fort sensée; mais si l’orateur s’était contenté de la montrer simplement, sans lui prêter le secours de l’éloquence, elle n’aurait pas fort touché les juges: il la fait donc valoir d’une manière merveilleuse, en montrant combien, dans une telle conjoncture, on est circonspect et attentif à ménager les bonnes grâces et les suffrages des citoyens. [p. 107] « Je sais, dit Cicéron, jusqu’où va la timidité de ceux qui briguent les charges, et quelle vive inquiétude entraîne le désir du consulat. Nous craignons non seulement les reproches publics, mais les pensées même les plus secrètes; les vains bruits, les fausses imputations, une fable, un rien, tout nous alarme; nous voulons lire sur tous les visages, dans tous les yeux. En effet, rien n’est si frèle, si incertain, si variable, que la bienveillance des citoyens à l’égard de quiconque prétend aux charges publiques: non contents de s’irriter pour la faute la plus légère, ils conçoivent même souvent d’injustes dégoûts pour les plus belles actions. » Est-il possible de mieux peindre, d’un côté, la bizarre légèreté du peuple; de l’autre, les craintes et les inquiétudes continuelles de ceux qui briguaient ses suffrages? Il conclut ce raisonnement d’une manière encore plus vive, en demandant: « S’il est vraisemblable que Milon, [p. 108] uniquement occupé depuis longtemps de l’attente de ce grand jour, eût osé se présenter devant l’auguste assemblée du peuple, les mains encore fumantes du sang de Clodius, et portant sur son front l’orgueilleux aveu de son crime. Non, ajoute-t-il, une telle audace n’est pas croyable dans Milon; mais comment ne pas l’attribuer à Clodius, qui, s’il eût vu périr Milon, se croyait sûr de régner? » « Sibi proponens Milo, cruentis manibus scelus et facinus prae se ferens et confitens, ad illa augusta centuriarum auspicia veniebat? Quam hoc non credibile in hoc! quam idem in Clodio non dubitandum, qui se, interfecto Milone, regnaturum putaret! » (Ibid.)
De pareils endroits touchent, convainquent, enlèvent l’auditeur. Prenez garde cependant de vous arrêter trop longtemps sur une preuve, et d’affecter de l’épuiser; ce serait s’exposer à fatiguer l’attention. Le principe de Despréaux est vrai pour l’éloquence comme pour la poésie:
Tout ce qu’on dit de trop est fade et rebutant;
L’esprit rassasié le rejette à l’instant.
(Art poét., ch. Ier).
Omne supervacuum pleno de pectore manat.
(Horat., de Art. poét., v. 337).
Quoiqu’en général l’amplification emporte l’idée d’une preuve développée avec une certaine abondance, nous avons dit que la meilleure amplification est celle qui donne au raisonnement plus de grâce ou de force. Si l’orateur a rempli cet objet en peu de mots, il a vraiment amplifié. Si, au contraire, il a noyé sa pensée dans un déluge de paroles, il a énervé [p. 109] son style, et fait tout autre chose qu’amplifier: craignez ce verbiage.
Il est des matières de discussion où l’ordre, la clarté, la précision, sont les seuls ornements qui conviennent à la preuve: il est aussi des sujets pathétiques, qu’on affaiblirait si on voulait les embellir. Que l’on prenne garde alors de s’abandonner à ses saillies, de s’arrêter sur des idées étrangères, ou même d’insister mal à propos sur celles qui doivent intéresser. Cicéron avoue de bonne foi qu’il avait commis cette faute dans sa jeunesse: Illa pro Roscio juvenilis redundantia (Orat., c. 30). En plaidant pour Roscius, accusé d’avoir tué son père, il fait de longues réflexions sur le supplice des parricides, qui étaient enfermés tout vivants dans un sac et jetés ensuite à la mer: « Qu’y a-t-il qui soit plus du droit commun que l’air pour les vivants, la terre pour les morts, l’eau de la mer pour ceux qui sont submergés, le rivage pour ceux qu’y jette la tempête? Eh bien! les parricides achèvent de vivre sans pouvoir respirer l’air du ciel; ils meurent, et le sein de la terre leur est refusé; ils flottent au milieu des vagues, et n’en sont point baignés; ils sont poussés enfin sur les rochers, [p. 110] et leurs restes n’y trouvent point le repos, etc. » Cicéron nous apprend (Orat., ibid.) que, lorsqu’il prononça ce morceau, il fut interrompu par les applaudissements de l’auditoire, mais, dans un âge plus mûr, il reconnaissait que, si on l’avait approuvé, ce n’était pas tant pour des beautés réelles que dans l’espérance de celles qu’il semblait promettre: Sunt enim omnia sicut adolescentis non tam re et maturitate, quam spe et exspectatione, laudati. Il condamnait ce lieu commun, qui est en effet plus brillant que solide: toutes ces petites circonstances, que l’auteur a rassemblées et qu’il a pris plaisir à faire contraster, montrent trop d’affectation; on sent qu’il a voulu être ingénieux dans un endroit où il ne fallait être que touchant. Il avait à défendre un fils accusé de parricide, était-ce le moment de s’amuser à un vain jeu d’esprit et de symétriser des antithèses? Il aurait dû, même dans la suite, être plus réservé: Imitez Cicéron, disait d’Aguesseau, mais quand Cicéron imite Démosthène.
Cicéron lui-même, éclairé par le goût et l’expérience, recommande à l’orateur ce juste discernement qui doit présider au choix des idées et des images que l’amplification lui fournit: « L’homme parfait dans son art, dit-il, trouvera sans peine, en parcourant les lieux communs, ceux qui seront propres à son sujet, et il remontera même à leur véritable source. Mais il n’abusera point d’un tel trésor; il n’y puisera qu’avec choix et discernement; car tous les temps, toutes les causes ne peuvent admettre les mêmes genres de preuves. Il choisira [p. 111] donc, et, non content d’avoir trouvé ce qu’il peut dire, il pèsera ce qu’il doit dire. Rien n’est plus fécond que l’esprit de l’homme, surtout quand il est cultivé par l’étude; mais comme les terres abondantes et fertiles produisent avec le bon grain des herbes funestes aux moissons, ces lieux communs aussi font naître une foule de pensées, ou frivoles, ou étrangères, ou inutiles; et le goût doit éclairer l’orateur dans son choix. Autrement saura-t-il s’arrêter et se fixer aux bonnes preuves, adoucir ce qu’il y a de choquant dans sa cause, dissimuler ou même supprimer, s’il peut, ce qu’il serait impossible de réfuter, détourner l’esprit des juges, et leur présenter des objections plus fortes en apparence que celles qu’il n’ose combattre?