Bary, 1660 : La Rhetorique Francoise

Définition publiée par Dylan VANOTTI

René Bary, La Rhetorique Francoise Ou L'On Trouve de nouveaux Exemples sur les Passions & sur les Figures. Ou l'On Traite à Fonds de la Matière des Genres Oratoires, Paris, Pierre le Petit, 1660, première partie, « Comment il faut disposer les auditeurs à l'amitié », p. 119

COMMENT IL FAUT DISPOSER

les auditeurs à l’amitié.

L’Amitié est une inclination reciproque & connuë, qui provient de la connoissance du merite de quelqu’un, & qui s’entretient par des offices mutuels.

Comme l’amitié ne s’engendre que par des observations exactes & familieres, on forme un dessein ridicule, lors qu’on recherche les moyens de la faire naistre: L’on peut entreprendre de disposer les auditeurs, à servir celuy de qui l’on parle, à estre réjouy de ses prosperitez, & à estre triste de ses disgraces, & pour reüssir en cela, il suffit de representer agreablement le merite de ses actions.

On estime ceux qui font du bien aux pauvres, parce que les charitables sont desinteressez.

On estime ceux qui donnent avecque promptitude, avecque grace, parce que pour donner de ce bel air, il faut estre détaché des choses dont on fait largesse.

On estime ceux qui dans l’impuissance de se servir de leur bource, oblïgent de leur credit, de leurs sollicitations, parce que c’est un témoignage qu’ils sont pleins de bonne volonté.

On estime ceux qui avant que de s’acquitter de ce qu’ils doivent à la vertu, s’acquittent de ce qu’ils doivent à la conscience, parce que c’est une preuve qu’ils hayssent les rapines & les extorsions.

On estime ceux qui reconnoissent les moindres bien-faits, parce que pour estre reconnoissans jusques à ce point, il faut avoir une extreme aversion pour l’ingratitude.

On estime ceux qui ayment les absens comme les presens, parce que c’est aymer constamment.

On estime ceux qui regardent plustost la personne que la fortune, parce que ces sortes d’amis sont à l’épreuve des vicissitudes du monde.

On estime ceux qui regardent le secret, parce qu’ils respectent la consiance.

On estime ceux qui hayssent les détractions, parce qu’il est à croire qu’ils ont un favorable sentiment de leur prochain & qu’ils compatissent aux foiblesses humaines.

On estime ceux qui font en cachette ce que les ambitieux font à découvert, parce qu’ils font les choses par le seul amour de la vertu.

On estime enfin ceux qui sont zelez pour la patrie, parce que pour estre zelez pour une communauté, il faut embrasser toutes les loix qui procurent son repos.

EXEMPLE EXCITATIF

Il y a des hommes, Messieurs, qu’on ne peut connoistre & n’estimer pas, celuy que j’ay dans la pensée à l’advantage d’estre de ce nombre. Vous avez ouy dire quelque chose de son merite, souffrez que je m’étende sur un si beau sujet, & quoy que je manque d’éloquence, je m’asseure que vostre attention honorera mon recit, & qu’elle donnera aux choses ce qu’elle refuseroit à l’expression. Quelque jeune que soit Poleante, la morale n’a rien de grand dont il ne soit revestu, sa prudence démesle les affaires les plus épineuses, son courage triomphe des difficultez les plus opiniastres, & les glorieux progrez de ce conquerant, ont des particularitez si estonnantes, que l’envie mesme est contrainte de confesser qu’ils meritent le marbre & le bronze, & qu’il est impossible, que le temps qui adjouste ordinairement quelque éclat aux plus belles vies, puisse adjouster quelque lustre à l’histoire de ce Heros. On peut donner des bornes à ses enterprises; mais on ne peut donner de limites à son affection: L’interest de l’estat l’anime & le transporte, & comme il n’est pas moins soldat que Capitaine, il n’a pas moins d’ardeur, que de connoissance: Il n’est pas necessaire de luy representer que les circonstances sont considerables, & que si c’est estre glorieux, que de faire de grandes choses, c’est estre admirable que de les faire en peu de temps: Il court, il vole, il est infatigable, & si l’execution de ce qu’il projette, dépend de la continuation de ses soins, il devient l’espion de ses sentinelles, & le réveil matin de ses ennemis. Comme les vertus farouches sont moins nobles que les vertus familieres, & qu’il n’y a point de gloire, où il n’y a point de difficulté: je n’estimerois pas extraordinairement Poleante, si dans la particuliere attache qu’il a pour tout ce qu’il se propose, il devoit la possession de soy mesme: ou à la haine des plaisirs: ou à la suitte des objets, mais quand je considere qu’il visite les Dames, qu’il frequente les Academies, & qu’encores qu’il soit sensible à tout ce qui tente les hommes, il n’y a point de douceurs dans la vie qui soient capables de le détourner de son devoir, Certes il faut confesser que j’admire ses vertus, que j’ay de la veneration pour elles, & que je croirois faire par tout une injustice, si je ne faisois par tout leurs éloges. Les biens qu’il a, Messieurs, ne viennent ny de rapine, ny de pillage, les miseres du peuple ne font point les richesses de sa famille, ses presens ne sont point des larcins, & quoy que ses possessions soient extraordinaires, que les grands biens & les grandes vertus ayent souvent de differentes demeures, on peut dire que ses mains sont pures, que sa conscience est nette, & qu’apres les bienfaits du Prince, il ne doit qu’à la grandeur de ses successions, celle de ses revenus. Il se represente tous les jours, que nous sommes nez les uns pour les autres, que nous n’avons du bien, que pour en faire, & que si c’est pecher contre la charité Chrestienne, que de ne pas faire des largesses à ceux qui en ont besoin, c’est pecher contre la lumiere naturelle que de retenir ce qui ne nous appartient pas. Les choses qui attachent les ames interessées ne touchent point la sienne, il dispose de ce qu’il manie, il jouït de ce qu’il possede, son esprit est maistre de sa fortune, & comme il a trop de prudence pour negliger les biens du monde. il a trop de force pour s’y attacher. Ce n’est pas d’aujourd’huy qu’il sçait ( Messieurs ) que les richesses sont de la nature du fumier, qu’elles demandent les diffusions & les épanchemens, & que Boece a eu raison de dire qu’elles n’estoient des biens à ceux qui les possedent, que quand ils ne les possedent plus. Il ne se contente pas de donner, il donne de bonne grace, il devance la confusion, il previent la demande, & parce qu’entre les presens il y en a qui des honorent en quelque façon les personnes qui les reçoivent, il donne quelquesfois en secret & quelquesfois en public, & son discernement paroist en cela si judicieux, si juste, & si exact, qu’on ne fait pas moins d’état des circonstances de son action, que de la qualité de ses bien-faits La liberté, Messieurs, n’est pas la seule vertu qui employe ses revenus, & qui vide ses coffres, il régalle ceux qu’il connoist, il traitte ceux qu’il ne connoist point, sa table est un rendez-vous, tout y est propre, tout y est délicieux, & les estrangers mesmes seroient sans memoire, ou sans gratitude, s’ils ne vantoient par tout sa magnificence. Quelque cours qu’ait la médisance, elle n’a point d’accez chez-luy, il ne peut souffrir les licences de ceux qui font profession d’alterer les veritez obligeantes, & de publier les mensonges injurieux, d’ensevelir les vertus existantes, & de réveiller les vices assoupis, il interrompt, il entreprend, il renonce à la complaisance, & si les circonstances du lieu, du temps, ou des personnes luy ferment la bouche, la rudesse de ses regards découvre le supplice de ses oreilles. Il sçait bien que celuy qui écoute les mauvaises choses, entretient la mauvaise humeur de celuy qui les débite, & que ceux dont on parle n’ont pas moins sujet d’estre irritez contre les attentifs, que contre les artificieux. Encores que ceux qui se donnent de garde de donner à leur prochain quelque sujet de plainte, fassent connoistre (ce semble) qu’ils envisagent les moindres licences, comme des objets fort sensibles, & que ces fortes d’esprits, ayent ordinairement autant de peine à souffrir une injure qu’à la faire; J’oseray dire que Poleante a autant de douceur, que de retenuë, & qu’il n’est pas moins ennemy du ressentiment, que de l’offence: Si on tiroit tousjours du sang pour des paroles, dit ce grand personnage: S’il y avoit autant de vindicatifs, qu’il y a d’insolens, on n’entendroit parler que de combats, on ne verroit que des massacres, & la vengeance seule seroit capable de dépeupler le monde. Ces reflexions, Messieurs, nous apprennent qu’il combat l’appetit par la raison, qu’il reprime la colere par la mansuetude, & qu’il ne ressemble pas à ceux qui dans la privation des habitudes qui leur conviennent, étouffent quelques-vnes de leurs passions par quelques autres. Il y a des hommes qui n’agissent exterieurement bien, que pour preoccuper l’esprit de ceux qui distribuent la gloire & la fortune; Poleante a des pensées plus solides, & des fins plus considerables, La grandeur qui est comme le centre où aboutissent tous les desirs des nobles, n’a point de charmes dignes de ses inquietudes; Il ne recherche point les dignitez, il s’en rend digne, l’experience luy apprend tous les jours que les honneurs les plus precieux sont fragilles, & qu’il est impossible de voir le repos en face qu’on ne tourne le dos à la vanité. Que l’ambition aveugle ses Partisans, que ceux qui en sont possedez ne respectent ny tombeaux, ny autels, & que pour parvenir à ce qu’ils desirent, il n’y a point de crimes dont ils fassent scrupule. Il est vray, Messieurs, qu’il accepte les commissions qu’on luy offre, qu’il paroist tantost dans les conseils, & tantost dans les armées: Mais on sçait bien qu’il haït les intrigues & les caballes, & qu’encores qu’il se mesle des affaires du monde, c’est moins pour joindre à l’éclat de ses vertus, l’éclat des emplois, que pour oster au vice les moyens d’exercer son empire, Ses glorieux succez n’enflent point son esprit, i1 n’épouse point ses opinions, il s’en défie, & il croiroit estre coupable des évenemens qui pourroient des-honnorer ses plus justes resolutions, si la docilité, qui est si utile aux grands, & qui est si rare chez-eux, n’estoit la compagne inseparable de toutes ses entreprises. Il reçoit les advis, il peze les raisons, on l’aborde auec facilité, on luy parle sans precipitation, & quoy que tous les discours qu’on luy fait, ne soient pas dignes d’estre entendus; il donne une audience si attentive à tous ceux qui se meslent de l’informer des choses, qu’on diroit à le voir que ses oreilles sont tousiours utilement attachées, & qu’il est aussi satisfait d’un entretien que d’un autre. Je ne m’arresteray point, Messieurs, à toutes les autres qualitez de ce grand homme, mon entreprise épuiseroit mes forces; Je me contenteray d’adjouster à ce que j’ay deja dit, qu’il protege les mal-heureux, qu’il honnore les honnestes gens & que les occasions de servir ses amis, sont pour luy, des occasions d’empéchement & de joye.

Quoy que les lieux contraires à l’amour, puissent engendrer la haine, que ces deux passions soient les sources du desir, & de la fuite, & que ce qui peut servir à exciter les premieres, puisse servir à exciter les autres; Je ne laisseray pas de parler en passant des moyens de déraciner les mauvaises habitudes, & de destruire les mauvaises confiances.

Si on veut exciter l’auditeur à desirer la correction de sa vie, il faut s’estendre sur la noblesse de la vertu, & sur l’utilité, de ses actions, sur les satisfactions qu’elle donne, sur les amis qu’elle procure, & sur les recompenses qui la suivent. Il ne suffit pas de discourir des beautez de la vertu, & des laideurs du vice, il faut convaincre le débauché par les inquietudes qui accompagnent le déreglement; il faut intimider le vicieux par les peines qui suivent l’obstination.

Et si on veut exciter l’auditeur à fuïr les occasions dangereuses, il faut s’étendre sur les exemples de ceux qui ont eu des vertus éminentes, & qui ont fait des cheutes precipitées, il faut comparer les personnes à qui l’on parle, aux personnes dont on a parlé, & il faut faire voir en suitte, que quand mesme elles seroient plus vertucuses, elles deuroient moins considerer les forces de leur esprit que les artifices du demon.

Pour ce qui regarde le plaisir qu’on veut faire naistre dans l’ame des auditeurs, il faut parler des perils qu’ils ont courus, des ennemis qu’ils ont affrontez, & des victoires qu’ils ont gagnées; Il faut s’estendre sur les circonstances du temps & du lieu, sur les particularitez de la conduite & du courage, & si ceux qu’on veut réjouïr ont nouvellement remporté quelque advantage, il faut parler les feux de joye que les peuples en font, des esperances que les beaux esprits en conçoivent, & des sujets de crainte que les ennemis en tirent.

Comme la tristesse a ses estenduës, & que les passions qu’on range sous elle sont considerables, nous discourerons de la misericorde, de l’émulation, & des autres douleurs, & nous tâcherons de faire voir par l’exposition des exemples excitatifs, de quel air l’on peut faire naistre ces mouvemens.