AMICITIA / AMITIÉ
De l’Amitié.
Je ne sçay pas pourquoy les Poëtes ont parlé de l’Amour & de l’Amitié, comme du frere & de la sœur ; car ils n’ont assurément ny le même pere ny la même mere : c’est le cœur aveuglé qui produit l’amour, & c’est l’esprit eclairé qui produit l’amitié ; l’inclination fait naître l’un, l’estime fait naître l’autre ; l’un est une sympathie de cœurs, & l’autre est une sympathie d’esprits. Enfin, il y a aussi peu de ressemblance entre l’amour & l’amitié, qu’il y en a entre l’esprit & le cœur.
L’amitié n’a rien des défauts de l’amour ; & si ce n’est pas une vertu si noble que l’Amour Chrétien & spirituel, c’est toûjours une vertu que le Christianisme ne condamne pas, & qu’il regarde même comme une disposition à l’amour le plus pur & le plus spirituel. L’Orateur peut exciter cette Passion dans les cœurs.
1. Par la douceur qui se rencontre dans l’amitié ; car certainement sans cette vertu on ne sçauroit esperer de veritable bonheur en cette vie : c’est la satisfaction la plus raisonnable qui se puisse goûter dans le monde ; & il ne s’y trouve point de plaisir plus innocent, plus délicat, plus veritable. C’est ce qui a fait dire au Sage, que trop heureux est celuy qui a trouvé un veritable Ami. Beatus qui investit amicum verum.
2. Par la necessité ; car il est certain qu’on ne sçauroit se passer d’Ami.
Les Barbares, tout Barbares qu’ils sont, reverent les loix de l’Amitié, quoy qu’ils violent toutes les autres ; & ils ne peuvent vivre dans leurs antres & dans leurs forêts sans quelque Confident, qui, pour être grossier & brutal, ne laisse pas d’avoir de la tendresse de cœur, qui fait qu’il se réjoüit de la bonne fortune de ses Amis, & qu’il s’afflige de leurs disgraces. Les Voleurs qui font profession d’une guerre continuelle, au milieu même de la Paix & qui semblent vouloir étoufer l’Amour que la Nature a mis entre tous les hommes, ne soûtiennent leurs brigandages qu’à la faveur de l’amitie qu’ils se jurent les uns aux autres, qu’ils conservent jusques dans les tortures & les supplices, aimant mieux perdre la vie que la délicatesse de l’amitié, qui consiste dans le secret & dans la fidelité. Enfin, l’on peut dire qu’un homme sans Amy, est un homme sans cœur ; ou plûtot qui n’a que l’apparence d’homme, sans en avoir l’Ame : beaucoup plus malheureux que les bêtes les plus feroces, qui ne sont pas privées du sentiment de tendresse & d’amitié. Une vie sans amy, est une mort sans consolation, dit le Proverbe Espagnol : Vida sin amigo, muerte sin testigo.
L’Amitié a toutes les douceurs de l’Amour, sans en avoir les foiblesses ny le déreglement. Comme l’Amitié est fondée sur l’estime & sur la vertu ; l’inconstance, la bizarrerie, le caprice, le dégoût, la jalousie, la méfiance, l’incertitude, ne troublent jamais la tranquillité des veritables Amis.
J’avouë neanmoins que l’Amitié fait quelquefois souffrir ; mais enfin il en est des Amis comme des meilleures viandes. L’on peut par hazard en recevoir quelque legere incommodité, mais il n’est pas possible de s’en passer.
Enfin l’Orateur se servira, pour exciter l’Amitié, de cette inclination secrete qu’on a d’être aimé des autres. Or pour être aimé, il est visible qu’il faut aimer : l’amitié ne se gagne que par l’amitié ; & la recompense la plus juste & la plus naturelle du cœur, c’est le cœur même. Il n’est pas besoin de charmes ny d’enchantemens pour se faire aimer, disoit un Poëte : aimés, & vous serés aimé.
Vis præstem Pyladen, aliquis mihi præstet Oreften.
Hoc non fit verbis, Marce : ut ameris, ama.
Mais, à dire vray, la veritable Amitié est tres-rare. Un interêt bien concerté, une dissimulation bien ménagée, une flaterie bien déguisée, un commerce de jeu, de plassir, de bonne chere : Voilà ce qui s’appelle Amitié dans le monde.
Vulgus amicitias utilitate probat.
Quelque pouvoir qu’ait l’Eloquence, elle ne l’emportera pas sur la dissimulation & sur l’interêt ; & ainsi il sera fort difficile à l’Orateur d’exciter une parfaite Amitié dans le siecle où nous vivons.