PARTES / PARTIES (DU DISCOURS, DU SYLLOGISME)
DEUXIÈME PARTIE
< DE LA DEUXIÈME PARTIE DE L’ÉLOQUENCE OU >
DE LA DISPOSITION DU DISCOURS
CHAPITRE 1
DE L’EXORDE
Combien y a-t-il de parties dans le discours ? R. Il y en a quatre : l’Exorde, la Narration, la Confirmation et la Péroraison. On ajoute quelquefois une cinquième partie, la Réfutation, mais elle se rapporte à la confirmation et fait < toujours > corps avec elle.
Qu’est-ce que l’Exorde ? R. C’est la partie du discours où l’orateur prépare l’esprit des auditeurs à écouter favorablement ce qu’il va dire.
Comment prépare-t-on l’esprit des auditeurs ? R. De trois manières : en les rendant bienveillants, attentifs et dociles.
Comment peut-on les rendre bienveillants ? R. 1° En rappelant leur mérite ; 2° en parlant de soi-même humblement et modestement ; 3° en rendant son adversaire odieux.
Comment les rend-on attentifs ?
R. En leur promettant de parler de choses importantes, nécessaires et utiles.
Comment les rend-on dociles ?
R. En leur exposant bien clairement le sujet dont on va les entretenir, et en traçant un plan bien net.
Quelles sont les qualités que doivent avoir les exordes ?
R. Ils doivent être : 1° préparés avec soin et faire preuve d’esprit et de finesse ; 2° les mots doivent bien rendre les idées justes qui y sont développées ; 3° ils doivent être en parfait accord avec le sujet. C’est pourquoi dans de graves circonstances ils peuvent être brusques et violents.
Quels sont les mauvais exordes ? R. 1° L’exorde banal, qui peut convenir à plusieurs causes ; 2° l’exorde commun, qui peut être employé par notre adversaire, pour une partie de sa cause ; 3° l’exorde long, qui se traîne dans un verbiage inutile ; 4° l’exorde en dehors du sujet, qui, semblable à un membre arraché à un autre corps, ne se rattache pas à la cause en question.
CHAPITRE 2
DE LA CONFIRMATION
Qu’est-ce que la Confirmation ? R. C’est la partie du discours où l’orateur expose ses preuves [firmamenta causae].
Combien la confirmation a-t-elle de parties ? R. Deux. La première que l’on appelle, à proprement parler, confirmation, est celle où nous confirmons, nous établissons nos preuves. La deuxième, qu’on appelle réfutation < ou réplique >, est celle où nous réfutons, nous reprenons les arguments de notre adversaire pour les combattre.
Qu’est-ce que l’État du discours ? R. C’est la question qui naît du conflit des motifs invoqués de part et d’autre.
Donnez un exemple. R. Si l’accusateur prétend que Milon a dressé des embûches, le défenseur dira que Milon n’en a pas dressé ; de ce conflit naîtra cette question : Milon a-t-il réellement tendu des embûches ? Cette question est ce qu’on appelle État de la cause, parce que toute la cause est là ; on l’appelle encore Sujet de la délibération [judicatio], parce qu’en effet c’est sur ce sujet qu’est basé le jugement à intervenir.
Quelle différence y a-t-il entre l’État de la cause et le Sujet de la délibération ? R. C’est que l’état de la cause est la question toute nue, sans argumentation de part et d’autre, tandis que le sujet de la délibération est cette même question accompagnée d’argumentation des deux côtés ; nous émettons alors un jugement, mais après avoir entendu l’argumentation développée par l’accusation et par la défense.
< Qu’est-ce que la justification [ratio] ? R. Ce que fait valoir le défenseur pour repousser l’accusation portée contre l’accusé.
Qu’est-ce que le moyen fondamental [firmamentum] ? Ce que fait valoir l’accusateur pour prouver l’accusation. >
Combien y a-t-il d’états de la cause ? R. Trois : 1° Le fait existe-t-il ? Ainsi : Catilina a-t-il conspiré ? 2° Quel est ce fait ? Ainsi : César a-t-il été tyran ou roi ? 3° Comment qualifier ce fait ? Ainsi : Le meurtre de Clodius est-il juste et glorieux ?
Comment établit-on [collocantur] les arguments dans le discours ? R. Au moyen de l’argumentation.
Qu’est ce que l’argumentation ? R. C’est l’explication < étendue et > ingénieuse d’un argument.
Combien y a-t-il d’espèces d’argumentation ? R. Quatre : le syllogisme, l’enthymème, le sorite et le dilemme.
D’où tire-t-on < la matière de > ces quatre espèces d’argumentation ? R. Des lieux de rhétorique, en prenant comme sujets d’argumentation des choses certaines ou probables [probabiles].
Quelles sont les choses qui passent pour certaines, dont on ne peut douter ? R. 1° Celles dont nos sens nous donnent connaissance ; 2° Celles que tout le monde regarde comme certaines ; 3° Celles que les lois et la morale proclament comme vraies et certaines ; 4° Celles que nos adversaires admettent, et qui ont été déjà prouvées [jam probatae].
Quelles sont les choses regardées comme probables [probabiles] ? R. Celles qui se produisent presque toujours de même : ainsi, les parents aiment leurs enfants. On regarde encore comme probable ce qui a une apparence de vérité.
CHAPITRE 3
DES DIFFÉRENTES ESPÈCES D’ARGUMENTATION
Le Syllogisme [Ratiocinatio]
Qu’est-ce que le Syllogisme ? R. C’est l’argumentation la plus exacte dont toutes les parties sont parfaitement coordonnées et liées entre elles.
De quoi se compose le syllogisme ? R. De trois parties < principalement > : de la proposition ou majeure, de la mineure et de la conclusion. Exemple :
Il faut éviter toute espèce de vice (proposition ou majeure).
Or la paresse est un vice (mineure).
Donc il faut éviter la paresse (conclusion).
Si l’on ajoute une preuve à la proposition, et si à la mineure on ajoute pareillement la confirmation de ce qu’elle énonce, on aura un raisonnement syllogistique composé de cinq parties.
< Donnez un exemple. R. > Il faut éviter toute espèce de vice (proposition), parce que le vice est honteux et pernicieux (voilà la preuve de la proposition) ; or la paresse est un vice (mineure), elle est contraire à la raison, elle est cause de malheurs innombrables (voilà la preuve de la mineure) ; il faut donc éviter la paresse (conclusion).
Doit-on toujours suivre l’ordre syllogistique ? R. Non : pour éviter la fatigue et l’ennui, on peut varier le syllogisme de plusieurs manières ; on commence tantôt par la mineure, tantôt par la conclusion.
L’Enthymème
Qu’est-ce que l’Enthymème ? R. C’est < une partie de syllogisme, ou si l’on préfère > un syllogisme incomplet.
< Comment fait-on un enthymème ? R. > On supprime un des deux termes, soit la majeure, soit la mineure. Ainsi : La paresse est un vice, il faut donc l’éviter ; ou bien : Il faut éviter toute espèce de vice, il faut donc éviter la paresse.
L’Induction est une sorte d’enthymème, où, de l’observation de beaucoup de choses semblables, on tire une conclusion. Ce grand nombre de choses observées n’est autre chose que le lieu des antécédents, et la conclusion tirée de ce grand nombre d’observations n’est autre chose que le lieu des conséquents. Nous en avons parlé précédemment < au chapitre 9, article 4 >.
De combien de manières se fait l’induction ? R. De deux : 1° en énumérant toutes les parties que renferme un genre. Exemple : la prudence, la justice, le courage, la tempérance sont des vertus et elles sont louables, par conséquent toute vertu est louable.
L’induction ne se fait-elle pas d’une autre manière ? R. En réunissant plusieurs comparaisons qui peuvent s’appliquer à une chose. Ainsi : Quel est le meilleur fruit ? n’est-ce pas le plus savoureux ? Quel est le premier des astres ? n’est-ce pas le plus brillant ? Quel est le cheval le meilleur ? n’est-ce pas le plus rapide ? De même : Quel est l’homme qui a le plus de mérite ? c’est celui qui l’emporte non par son illustre naissance, mais par ses vertus.
À quoi faut-il faire attention dans l’induction ? R. < Il faut veiller scrupuleusement > 1° À ne citer que des choses absolument certaines ; 2° À n’avancer que des choses semblables à celles que l’induction doit confirmer.
Qu’est-ce que l’Exemple ? R. L’exemple est une induction imparfaite où l’on raisonne en ne citant qu’une seule chose semblable pour en conclure une autre. Ainsi Horace n’a pas été condamné pour avoir tué sa sœur, on ne peut donc condamner Milon pour avoir tué un homme. < Vois ce que nous avons dit plus haut de l’exemple, chapitre 9, article 4. L’exemple relève de la seconde sorte d’argumentation ou Enthymème ; il en va de même pour l’Épichérème. >
Qu’est-ce que l’Épichérème ?
R. C’est un syllogisme < bref > dont toutes les parties se concentrent en une seule. Ainsi : Un esclave accuse son maître sans motif ? Cette argumentation se ramène au syllogisme en ajoutant les parties sous-entendues. – Dans cet exemple les parties sous-entendues sont : un esclave ne doit pas accuser son maître sans motif ; or il est l’esclave de cet homme ; donc, etc.
Le Sorite et le Dilemme
Qu’est-ce que le Sorite ? R. C’est une argumentation composée d’un grand nombre de propositions (c’est ce qui lui a fait donner ce nom, qui signifie accumuler, mettre en tas). Ainsi : Ce qui est bien est désirable, ce qui est désirable doit être approuvé, ce qui est digne d’approbation, etc.
Qu’est-ce que le Dilemme ? R. C’est un argument incomplet [ratiocinatio imperfecta] composé de deux propositions contraires qui aboutissent à une même conclusion ; quelle que soit celle que prenne l’adversaire, sa défaite est certaine. Ainsi : Cicéron dans la deuxième Philippique < § 31 > enserre Antoine dans ce dilemme : Les meurtriers de César sont des parricides ou des défenseurs de la patrie ; s’ils sont des parricides, pourquoi les as-tu loués ? s’ils ont défendu la patrie, pourquoi accuser leurs partisans ? pourquoi me poursuivre ? < Il exhorte Catilina à quitter Rome : « Pars donc, et délivre-moi des terreurs qui m’obsèdent si elles sont fondées, afin que je ne périsse point ; si elles sont chimériques, afin que je cesse de craindre. » >
CHAPITRE 4
DE LA PÉRORAISON
Qu’est-ce que la Péroraison ? R. C’est la dernière partie du discours où l’orateur, par un redoublement d’éloquence, s’efforce de vaincre et d’obtenir ce qu’il a demandé dans son discours.
Combien la péroraison a-t-elle de parties principales ? R. Deux : l’Amplification et l’Enumération < ou Récapitulation >.
Comment l’amplification est-elle utile dans la péroraison ? R. 1° En fournissant à l’orateur l’occasion d’être ému lui-même avant d’émouvoir les autres, 2° en observant exactement ce dont nous parlerons plus bas, au sujet de l’amplification.
Comment se fait l’énumération ou le résumé [Synopsis] de ce qui a été dit dans le discours < tout entier > ? R. En répétant en peu de mots ce qui a été longuement développé. Cicéron en offre des exemples.
CHAPITRE 5
RÈGLES À OBSERVER DANS CHAQUE PARTIE DU DISCOURS
ARTICLE 1
Proposition du discours
Après l’exorde viennent immédiatement la Proposition et la Division. < La Proposition doit être une et non complexe [multiplex], parce que l’unité du discours dépend de l’unité de la proposition. Or la proposition est une quand elle ne renferme qu’une pensée [sententia] simple. Ainsi : « il faut faire la guerre » ; « la littérature [tractatio litterarum] illustre les villes où elle se développe » ; « telle est l’éducation de la jeunesse, tel est l’État » ; « comment il faut expliquer les auteurs profanes dans les établissements chrétiens » ; « il vaut mieux lire peu de livres qu’en lire beaucoup » ; et autres pensées de ce genre. D’après ce que nous venons de dire, < on comprend que > tout problème ou toute question [quaestio] qui prête à la discussion de part et d’autre [quae disputatur in utramque partem] convient beaucoup moins à l’unité du discours ; il en résulte < en effet > une double proposition ; telle est, par exemple, cette question : les armes doivent-elles céder à la toge ? ou la toge doit-elle céder aux armes ? Si vous commencez par parler de la toge, il faudra ensuite parler des armes, il y aura là un double discours.
Toute proposition doit présenter quelque chose d’agréable, de nouveau, d’utile, et elle doit être susceptible de discussion [contentio] et de controverse. En effet, si une proposition n’a pas besoin de raisonnement pour être prouvée, elle se réduit alors à une simple exposition, < ou bien > à quelques ornements [exornatio rerum] ; elle diffère à peine de la narration historique, et l’on ne prononce pas, à proprement parler, un discours quand on entreprend, par exemple, de décrire les mœurs des courtisans, ou la laideur de l’avarice, ou bien tout autre sujet semblable qui se borne à un développement [explicatio], sans donner lieu à une discussion [contentio]. Cela ressort du reste de la définition même du discours < lequel n’est rien d’autre que l’ouvrage de l’orateur. Or l’orateur est celui qui s’efforce de persuader par la parole. > Il faut encore que la proposition soit appropriée à l’âge, à la condition, aux mœurs de l’orateur, ainsi qu’à l’auditoire, au temps et au lieu où l’on se trouve.
Il faut ordinairement diviser la proposition, en plusieurs parties, < d’un côté > parce que la division [partitio] met de la clarté et de l’ordre dans le discours, < de l’autre côté parce > qu’elle aide la mémoire de l’orateur et de l’auditeur. Voici les règles de la division [divisio]. – Il faut que les parties annoncées embrassent la totalité du discours, avec correspondance complète [adaequent]. – Que ces parties ne soient pas trop nombreuses : on partage ordinairement le discours en trois parties, quatre au plus. – Il faut que ces parties soient bien distinctes < et opposées > entre elles ; que l’une d’elles n’en renferme pas une autre. – Qu’elles soient claires, faciles à saisir ; qu’elles ne soient pas tirées de trop loin, obscures [reconditae], entortillées et préparées plutôt pour faire briller le talent de l’orateur que pour séparer nettement les parties du sujet à traiter. – Il faut enfin que l’on suive dans le développement des parties l’ordre dans lequel elles ont été exposées. >
ARTICLE 2
Division du discours
< La division peut se tirer de plusieurs points principaux.
I. De la situation, c’est-à-dire du concours fortuit de certains éléments dans la même cause. C’est ainsi que Cicéron devant parler pour Marcellus commence par louer la clémence de César ; il s’efforce ensuite de faire disparaître les soupçons hostiles de César à l’égard de son client. Ces deux points étaient en effet si importants < dans sa cause >, qu’en supprimant l’un, l’autre était incomplet. De même dans la deuxième Philippique il annonce qu’il se défendra peu et attaquera violemment Antoine : dans la première partie il réfute les accusations d’Antoine < contre lui >, et dans la seconde il retrace la vie d’Antoine à partir de son enfance. De même, Démosthène, dans la première Philippique, montre d’abord qu’il faut entreprendre énergiquement la guerre, et en second lieu, il indique comment on peut la faire avantageusement pour Athènes.
II. Du discours de l’adversaire d’après lequel on divise < parfois > le sien. Ainsi, Cicéron dans son discours pour Muréna dit : « Je comprends, juges, que l’accusation de mon adversaire porte sur trois points : 1° mœurs répréhensibles, 2° mérite inégal, 3° intrigues pour arriver au consulat. »
III. De la proposition elle-même qui se partage [partitio] naturellement, comme le genre en ses espèces, et le tout en ses parties. Ainsi, Cicéron prouve que Pompée est doué du génie militaire, et qu’en conséquence il peut seul terminer la guerre contre Mithridate, parce qu’il joint à la connaissance de l’art de la guerre la vaillance, l’autorité et le succès.
IV. Des différentes qualités du sujet [argumentum] et des circonstances. Par exemple, si vous voulez détourner Cicéron de demander la vie à Antoine, vous direz que c’est inutile et honteux pour Cicéron.
V. Des circonstances relatives au temps, passé, présent ou futur. C’est ainsi que s’il s’agit d’un marchand à qui l’on réclame injustement de l’argent, vous direz : 1° c’est loyalement qu’il a acquis la somme qu’on lui demande ; 2° il la garde, et c’est juste. Vous ferez l’éloge d’un homme, en retraçant son enfance qui a été irréprochable, ainsi que les années qui ont suivi, etc.
VI. Des différents aspects que présente un même fait [res] : ainsi, vous blâmerez Caton de s’être donné la mort, parce qu’il a outragé l’auteur de la nature dont il a violé les lois, la patrie qu’il a privée d’un excellent citoyen, et lui-même qui a perdu l’occasion d’exercer sa vertu, son courage et sa constance.
VII. La division se tire des causes de la chose. Ainsi vous montrerez qu’il est indigne d’un chrétien de s’adonner au plaisir, parce qu’une telle vie ne peut être autorisée, ni approuvée par Dieu, et qu’elle ne se rapporte pas à lui comme à sa véritable fin.
VIII. Des effets produits. Ainsi, il faut éviter la gloutonnerie [gula], également funeste au corps et à l’âme.
IX. Des propositions renfermées dans le syllogisme < principal >, ou bien du moyen le plus important et le plus solide de la cause. Ainsi, voulez-vous recommander l’exercice fréquent de la prière ? vous userez du raisonnement [argumentum] suivant : sans la prière nul ne peut persévérer dans la grâce divine et obtenir une bonne mort.
Ce raisonnement donnera lieu à trois propositions qui constitueront autant de parties du discours. Comme 1re proposition vous direz : « On doit pratiquer souvent et avec soin un exercice sans lequel personne ne peut obtenir le secours nécessaire pour persévérer dans la grâce divine » ; 2e proposition, « or, sans la prière, impossible d’obtenir », etc. ; 3e proposition, « donc il faut prier avec soin. »
X. Des circonstances relatives aux personnes, au lieu, etc. >
ARTICLE 3
Du choix des preuves
Après la proposition et la division du discours vient la confirmation, dans laquelle on établit les preuves concernant la première partie annoncée, la seconde et la troisième (si c’est un plan tripartite). Il faut veiller à ce que chaque partie ait une proposition claire, qu’elle soit bien séparée des autres et que l’on passe de l’une à l’autre par une transition appropriée.
Les preuves, comme nous l’avons déjà dit, sont renfermées, < ou bien dans le sujet même, telles sont celles que l’on tire de la définition, de l’énumération des parties, du genre, de l’espèce, etc., ou bien elles sont en dehors du sujet, telles sont celles que l’on tire des antécédents, des conséquents, de la similitude, de la comparaison et de l’autorité. Quand l’autorité est incertaine, venant de bruits répandus dans la foule [rumor], elle s’appelle renommée ; si elle a déjà été soumise à l’examen auparavant, elle s’appelle préjugé ; si elle est tirée des lois, des décrets, etc. elle s’appelle documents ; si elle est sanctionnée en jurant sur ce qu’il y a de plus sacré, c’est le serment ; si elle est arrachée par les supplices, c’est la torture ; si elle s’appuie sur la parole ou les écrits d’un honnête homme, c’est le témoignage.
Outre ces arguments communs, il y en a d’autres qui sont propres aux trois genres d’éloquence, démonstratif, judiciaire et délibératif. Ainsi, pour le genre délibératif et pour le judiciaire, les preuves doivent être tirées du juste, du légitime, de l’utile, de l’honnête, du facile, du possible, du nécessaire : vous ne persuaderez pas si vous ne montrez pas que la chose est possible, facile ; qu’elle n’a rien de contraire au devoir, qu’on en recueillera beaucoup d’avantages et de plaisir ; enfin qu’il en résultera des dangers et des malheurs imminents si on ne la fait pas. < Dans le genre de l’éloge, que les rhéteurs nomment épidictique ou démonstratif, vous louerez quelqu’un en tirant argument de ses parents, de sa patrie, de son courage, de ses actions, etc. Vous louerez une cité en tirant argument de ses fondateurs, des citoyens qui y habitent, des monuments qu’elle abrite, etc. ; vous louerez les arts en tirant argument de leur utilité, de leur dignité, de leur nécessité, etc. >
Sans insister autrement, je conseille de ramener tout ce qu’on écrit à l’un de ces trois genres d’éloquence. Il en résultera qu’il n’y aura aucune pensée [sententia] qui ne puisse servir de sujet [argumentum] à six discours : vous conseillerez, ou vous dissuaderez ; vous louerez ou vous blâmerez ; vous accuserez ou vous défendrez. Cette abondance [copia] est merveilleusement utile, surtout quand on improvise. Il est facile de se faire une provision de raisons propre à chaque argument dans chaque genre de discours si l’on connaît bien les lieux oratoires.
Dans le choix des preuves il faut surtout tenir compte de celles qui touchent l’auditeur et qui sont appropriées à ses opinions, à son esprit, à sa condition, à son âge. Nous sommes tous séduits par les apparences fausses ou vraies de ce qui est bon, mais ce qui est bon pour moi ne l’est pas pour vous. Telle chose est utile à ceux-ci, telle autre agréable, honorable pour ceux-là, telle autre nous plaît et nous charme dans des circonstances différentes. Comme les hommes ne se laissent guider par les raisons que suivant les sentiments qu’ils éprouvent, il faut, en dehors des preuves qui éclairent notre esprit, exciter les passions, si le sujet [argumentum] le comporte, et ébranler la volonté < tâche qui revient en propre à l’amplification >. Pour cela, il sera fort utile de bien connaître les mœurs des hommes et la nature des mouvements de l’âme [perturbationes animi].
Pour chaque genre de cause, il faut exciter des passions différentes. Ainsi, veut-on persuader [suasio], on fera appel à l’audace, à l’espérance, au désir. Veut-on dissuader, on excitera la crainte, le désespoir, on conseillera de fuir. Veut-on louer, on excitera l’amour, l’admiration, l’émulation ou l’ardeur que l’on met à imiter. Veut-on blâmer, on excitera la haine et la violence. Si l’on défend quelqu’un, on fera appel à l’amour [amor] et à la clémence. >
ARTICLE 4
De la composition et de l’arrangement du discours
< Après avoir trouvé et disposé les raisons que l’on emploiera, il reste à les traiter. On les traite par le syllogisme [ratiocinatio] ou par l’enthymème, et par les autres espèces d’argumentations [argumentationes] déjà expliquées. Vous tournerez donc toutes vos raisons en forme d’enthymème ou de syllogisme. Ce sera comme la première esquisse de votre discours. Des trois propositions dont se compose le syllogisme vous verrez celle qui a besoin de preuves, celle qui peut s’en passer, celle qu’il faut développer, celle qu’il faut traiter en peu de mots. Il en est qui sont si évidentes que vouloir les prouver est complètement inutile. Voyez quelles sont les propositions qui ont besoin d’être ornées de figures, et de quelles couleurs de mots et de pensées [sententiae] il faut peindre cette toile encore brute.
Quand tout aura été bien établi et mis à sa place, vous vous disposerez à écrire ; vous couvrirez et revêtirez de chair cette sorte de squelette. Il n’est pas besoin, je pense, de vous avertir de nouveau que l’ordre des propositions peut être interverti, en commençant tantôt par la conséquence ou conclusion, tantôt par l’assomption (c’est ainsi que les rhéteurs appellent la proposition mineure), tantôt par la preuve ou le développement de la majeure. Il faut observer < en cela > la manière de procéder de Cicéron. Je vous exhorte et vous conseille de rappeler souvent à l’auditoire, sans toutefois le fatiguer, ce dont il est question, et ce que vous voulez prouver. C’est ainsi que Cicéron, dans son discours pour Milon, répète cent fois, mais toujours en la variant admirablement, cette assertion : « Milon n’a donc pas dressé des embûches à Clodius ». C’est en cela que pèchent beaucoup d’orateurs. Si l’auditeur s’endort un peu, s’il a une distraction et qu’il perde le fil du discours, il ne pourra suivre ce que dit l’orateur, il ne saura plus où il en est, quelle est la partie du discours que l’on traite ou, s’il se rattrape, ce sera trop tard.
On se sert ordinairement, pour exciter les passions, des mêmes arguments que pour persuader [ad fidem faciendam], mais la manière de les traiter est différente. Quand il s’agit de prouver, l’argumentation est plus précise et plus serrée ; s’agit-il d’émouvoir, on parle avec plus d’abondance et de véhémence. Dans le premier cas, on démêle et déploie ses arguments ; dans le second cas, on en presse, on en bombarde l’auditoire, on les grave de force dans les esprits. C’est de là que vient l’amplification où brille le talent de l’orateur. Semblable à un bélier qui frappe une muraille déjà ébranlée, l’amplification fond avec force sur des esprits hésitants. > Quels sont les lieux qui servent le plus à l’amplification ? Nous le verrons plus bas dans la Partie IV.
ARTICLE 5
Les deux sources de la réfutation
À la confirmation, < il faut ajouter la réfutation si l’on a besoin d’y recourir. On omet trop souvent d’en parler, et c’est un tort. Son but est de détruire tout ce qui peut nuire à la cause, et ce qu’on peut raisonnablement nous objecter. Or il y a deux espèces d’objections : les unes nuisent tellement à la cause, que l’auditeur ou le juge, tout occupé de ce qu’on objecte, ne peut prêter à l’orateur une oreille attentive et favorable. Tels sont certains préjugés [praejudicia] et certaines opinions fortement enracinés dans l’esprit ; il faut les en arracher si l’on ne veut pas que les paroles de l’orateur ne soient qu’un vain son qui frappe les oreilles et qu’on n’écoute pas. Il faut immédiatement détruire ces préjugés, et se servir de l’artifice employé par Cicéron dans son discours pour Milon.
D’autres objections naissent du discours même ; elles surgissent, quand aux preuves que vous apportez, un adversaire avisé oppose une objection qui lui vient dans l’esprit. Si vous ne faites pas disparaître ce petit obstacle, il se rendra difficilement à vos raisons, et il vous résistera jusqu’à ce que vous ayez émoussé le trait inattendu qu’il vous lance. C’est pourquoi il est bon et prudent, lorsqu’on trace l’esquisse de son discours, et qu’on forme les syllogismes dont je parlais tout à l’heure, de tracer en même temps, à la manière des philosophes, les objections que pourrait faire un adversaire rigide et habile [non mollis, neque hebes], et de s’efforcer de les détruire et de les réfuter solidement. Mais cette préparation demande beaucoup d’habileté [ars], car il y a des objections qu’on affaiblit par la raillerie [jocus], d’autres qu’on adoucit par la déprécation ; on en élude certaines par la prétermission ; on en brise par l’antithèse [contentio] et l’on rend quelques autres peu redoutables par la communication. Les discours de Cicéron sont pleins d’exemples de réfutation. >
ARTICLE 6
Des fautes que l’on fait en composant un discours
< Quand on compose [scribenda] un discours, voici par où l’on pèche ordinairement. Les uns, poussés par une ardeur aveugle, se mettent à écrire tout ce qui a quelque rapport avec leur sujet : ils s’en emparent, et suent à ce travail qui est souvent inutile. Ils feraient bien mieux d’approfondir le sujet, de le diviser en parties étayées de leurs preuves, ainsi que nous l’avons enseigné, d’esquisser d’abord le plan de l’édifice avant de le construire, et de songer ensuite aux ornements.
D’autres abondent en mots, mais non en faits et en idées. Il faut appuyer ses preuves sur quelque sentence [sententia] et quelque maxime [effatum] d’où l’on tire toute la force du raisonnement [ratiocinatio] ; mais pour le faire convenablement, et souvent sans que le lecteur ou l’auditeur s’en aperçoive, il faut de l’art et de la réflexion. D’autres, au contraire, ne remplissent leurs compositions que de sentences graves et générales que les rhéteurs appellent thèses. C’est à peine s’ils descendent quelquefois à l’hypothèse, pour me servir d’une expression de rhéteur, et s’ils s’abaissent à aborder le sujet en question. Il n’y a rien de plus fâcheux que cette manière de faire, surtout pour les orateurs sacrés qui, d’une manière générale, et souvent avec élégance, parlent de la morale et de la discipline chrétienne. En agissant ainsi, ils surprennent les applaudissements d’un auditeur qui aime qu’on flatte ses oreilles, mais qui ne sent pas son cœur < ébranlé, > ses vices pris corps à corps, et sa personne directement atteinte.
Les compositions d’autres écrivains sont sèches, maigres et pauvres. Il faut oser quelquefois, et ne pas se tenir toujours sur le bord du rivage par crainte de la tempête. Il faut donner au discours du suc, de la force et de la grandeur [dignitas], par l’abondance des faits [rerum copia], par une foule de connaissances qu’on recueille de toutes parts, par la variété et l’éclat des figures. Voyez comme Cicéron embellit un même sujet de mille manières ; tantôt il presse son adversaire par des interrogations, tantôt il lui répond comme s’il l’interrogeait ; d’autres fois, entre plusieurs choses, il hésite sur ce qu’il doit dire ; souvent il délibère avec ses auditeurs, avec ses adversaires et quelquefois avec lui-même ; il peint le langage, les desseins, les mœurs et les traits des hommes ; il fait parler dans ses discours des personnages fictifs ; il s’écrie, plaisante, s’irrite et supplie < etc. >.
D’autres traitent toutes espèces de sujets avec dureté et âpreté ; ils sont heureux et croient avoir bien fait quand ils ont maltraité leur adversaire en paroles. Ils sont dans une grande erreur. On gagne peu par les menaces, les vociférations et l’agitation ; on se laisse conduire par < la vérité, > la bienveillance et l’affection, et si vous avez des réprimandes, des menaces, des reproches à faire, < il faut le faire tout du moins avec prudence et précaution, et même avec douceur et affection. > Enfin, on voit des orateurs dont la prononciation est traînante, incorrecte, désagréable. Les meilleurs mets dégoûtent s’ils sont servis sur des tables malpropres et dans des plats puants. Les quelques avis que je vais leur donner sur la déclamation < ou art de bien prononcer > leur apprendront à se corriger de leurs défauts dans le débit oratoire. > Cette partie dont nous allons parler rapidement sera la cinquième que l’on assigne ordinairement à l’éloquence.
ARTICLE 7
Règles du débit oratoire ou bien art de régler la voix et le geste
< L’art du débit oratoire comprend le double exercice de la voix et du geste. La voix ne doit pas être trop basse, de peur qu’on ne l’entende pas, même à une faible distance. Il faut s’abstenir, d’un autre côté, de tout dire sur un seul et même ton et avec une intensité égale. Il faut tantôt élever, tantôt baisser la voix ; elle doit être tantôt plus animée, tantôt plus calme. On n’a en cela qu’à imiter la nature, qui donne à la colère une voix tout autre qu’à la prière [supplicanti] et au récit ; tout autre à la gaieté qu’à la tristesse ; au jeune homme qu’au vieillard. On doit veiller à ne pas laisser tomber sa voix là où il ne le faut pas ; à ne pas réciter de trop longs morceaux tout d’une haleine < et au contraire > à observer avec soin les pauses et les intervalles du discours, qui sont dans le discours comme autant de barrières destinées à suspendre un peu la course. Un défaut que l’on remarque chez quelques personnes quand elles récitent des vers hexamètres, c’est de marquer chaque vers par des élancements de voix et de les scander en récitant ; ou bien, quand ce sont des pentamètres < qui sont récités >, de s’arrêter < et de s’immobiliser un bref moment > avant l’hémistiche dissyllabe qui termine ces sortes de petits vers. La règle à observer, c’est de ne s’arrêter qu’à la fin de l’idée [sententia] exprimée, à moins qu’elle n’exige un trop grand nombre de mots pour qu’il soit possible de les dire tout d’une haleine ; alors on pourra faire une petite pause au milieu de la phrase. Il faut s’appliquer surtout à prononcer bien distinctement les dernières syllabes des mots qui, en se perdant ordinairement, nuisent beaucoup à l’intelligence de la phrase [sententia]. Il en est < en effet > qui parlent plus du nez que du gosier, qui bégaient et tronquent les mots ; on peut sinon guérir, du moins corriger ces défauts de nature.
Pour ceux qui s’exercent à la récitation et à la déclamation, il sera bon de leur expliquer familièrement et à voix basse ce qu’ils doivent réciter ; car il faut avant tout qu’ils le comprennent, et pour cela, il sera utile de le leur faire traduire en français [patrium sermo]. Bien plus, faites-les déclamer un peu dans cette langue [vernaculè], comme s’ils parlaient à un camarade ou à une personne connue ; de cette manière, ils comprendront facilement quel doit être le ton de leur voix, quels doivent être leurs gestes. Quand ils auront essayé les tons qui conviennent au sujet, et qu’ils auront, pour ainsi dire, esquissé leur action [actio], ils pourront, s’il en est besoin, élever la voix et se livrer à de plus grands effets. Il faut aussi inviter les amis ou les parents à venir les entendre, avant de les produire sur un théâtre, surtout s’ils sont novices dans la déclamation. C’est ainsi qu’on leur donnera de l’assurance, et les conseils < d’un autre ou > d’un étranger auront quelquefois plus d’influence que ceux d’un maître à qui ils sont accoutumés.
Il y a pour former le geste, comme pour former la voix, certaines règles et des mesures à observer. Il faut que le corps, dans son maintien < et sa contenance >, soit ferme, stable et droit ; que la tête ne soit ni penchée de côté, ni trop inclinée sur l’une ou l’autre épaule ; qu’elle ne remue pas ou ne se redresse pas sans raison ; que les mains ne se portent pas trop en avant ; qu’elles ne s’élèvent pas < ordinairement > au-dessus des épaules ; qu’elles ne pendent pas aux côtés comme si l’on était manchot ; qu’elles ne s’appuient pas toutes deux sur les hanches en forme d’arc ou d’anse. Il faut également ne pas s’habituer à fermer la main et à montrer un poing menaçant. < Il ne faut pas non plus tendre la main en avant de façon trop rigide, ni claquer des mains ou applaudir trop souvent ou sans raison grave. > Il est peu convenable d’élever et d’agiter l’index en retenant les autres doigts dans la paume de la main, mais il sied de joindre l’annulaire au médius, et d’écarter un peu les autres doigts. La paume de la main doit être < ordinairement > plane, et la main tout entière doit tourner < décemment > autour du poignet, de même que le coude le long des côtés. Il est inconvenant, quand on adresse la parole à quelqu’un, de marcher trop librement, ou de remuer les pieds, à moins qu’on ne veuille lui témoigner du mépris. On ne doit pas trop écarter les jambes, comme le font les bancals et les cagneux, mais il ne faut pas aussi qu’il y ait entre elles une distance toujours égale < ni qu’on batte du pied trop souvent et sans raison >.
On suivra à ce sujet les leçons des maîtres de danse, qu’il sera bon de consulter < et d’écouter dans ce qui regarde leur art >. L’attention que l’on portera aux manières d’un homme poli et bien élevé suffira pour que nous remarquions nos propres défauts. Quand on doit exprimer les plus vives émotions, il est permis de s’écarter de ces règles, à la condition, cependant, d’observer toujours les bienséances [decorum]. >