Schola Rhetorica

L'éloquence


Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C)

  • Aristote, Rhétorique, trad. Ch. E. Ruelle, Librairie Garnier Frères, 1922, L. III, chap. 1, 1403 b 6-1404 a 11

Comme il y a trois questions à traiter en ce qui concerne le discours : premièrement, d'où seront tirées les preuves ; deuxièmement, ce qui touche à l'élocution ; en troisième lieu, comment il faut disposer les parties d'un discours, […] [c]'est maintenant le moment de parler de l'élocution ; et en effet, il ne suffit pas de posséder la matière de son discours, on doit encore parler comme il faut et c'est là une condition fort utile pour donner au discours une bonne apparence. […]

Ainsi donc la question de l'élocution a un côté quelque peu nécessaire en toute sorte d'enseignement, car il est assez important, pour faire une démonstration quelconque, de parler de telle ou telle façon. Mais la différence n’est pas si grande ; car tout, dans cet art, est disposé pour l'effet et en vue de l'auditeur : aussi bien, personne ne procède ainsi pour enseigner la géométrie.


Quintilien ( ~ 35 ap. J.-C. – ~ 96 ap. J.-C)

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 8, Préface-chap. 1

Ce qui suit demande plus de travail et de soin, car je vais maintenant traiter de l'élocution, qui, de l'aveu de tous les orateurs, est la partie la plus difficile de la rhétorique. En effet, lorsque Marc-Antoine, dont j'ai déjà parlé, prétendait qu'il avait vu beaucoup d'hommes diserts, mais pas un qui fut éloquent, il entendait sans doute qu'il suffit pour être disert de dire ce qu'il faut ; mais que, pour être éloquent, il faut déployer toutes les richesses du style. Or, si cette qualité ne s'est rencontrée dans aucun orateur jusqu'à lui, ni même en lui ou en L. Crassus, il est certain qu'elle ne leur a manqué à tous que parce qu'elle est très difficile à acquérir. Enfin Cicéron déclare que de savoir inventer les choses et les disposer, c'est le fait de tout homme sensé ; mais que de savoir les exprimer, c'est le propre de l'orateur. Aussi s'est-il particulièrement appliqué à cette partie de l'art ; et le nom d'éloquence dont il se sert fait assez voir qu'il a eu raison ; car s'exprimer, eloqui, c'est produire au dehors sa pensée et la communiquer aux auditeurs : sans quoi tout ce qui précède l'élocution est inutile, et semblable à une épée qui ne sort pas du fourreau. Ce que les Grecs appellent φράσις nous l'appelons élocution. On la considère dans les mots, ou pris isolément, ou joints ensemble. Dans les premiers, il faut examiner s'ils sont latins, clairs, élégants, et appropriés à ce que nous voulons exprimer ; dans les seconds, s'ils sont corrects, bien placés et figurés.


Joseph de Jouvancy (1643-1719)

  • J. de Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 53-54

D[emande]. Qu’est-ce que l’Élocution ?

R[éponse]. C’est l’emploi des expressions propres à bien rendre les arguments fournis par l’invention. (J. Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 5)

Nous avons parlé jusqu’ici des deux premières parties de l’éloquence, l’invention et la disposition ; il reste à parler de l’élocution. Cette partie, la plus difficile des trois, ne consiste qu’en une seule chose, écrire avec harmonie et élégance. Ce sont les périodes qui donnent l’harmonie et les figures qui rendent le style élégant. (J. Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 46)

D. Que sont les figures dans le discours ?

R. Les figures sont dans le discours ce que les fleurs sont dans un jardin, les étoiles dans le ciel, un collier au cou, une bague précieuse au doigt. Un discours en effet ne brille que lorsqu’il est émaillé de figures, comme un jardin est émaillé de fleurs ; comme le ciel est parsemé d’étoiles brillantes, et comme les bijoux lorsqu’ils sont ornés de pierres précieuses. C’est grâce aux figures qu’un discours a de la dignité, de la force et une certaine majesté qui distingue l’élocution oratoire.

D. Qu’est-ce qu’une figure ?

R. C’est une forme de langage plus élégante que le langage ordinaire, auquel elle ne ressemble pas : c’est pourquoi, lorsqu’on parle d’une manière plus élégante que dans le langage ordinaire, on dit que le langage est figuré.

D. Combien y a-t-il de sortes de figures ?

R. Il y en a de deux sortes, les figures de mots, et les figures de pensées, que les Grecs appellent schemata.

D. Qu’est-ce que les figures de mots ?

R. Ce sont celles qui consistent uniquement dans l’emploi et l’arrangement des mots ; de sorte que, si l’on change les mots ou leur disposition, la figure n’existe plus ainsi […].

D. Qu’appelle-t-on figure de pensées ?

R. Ce sont celles qui ne consistent pas seulement dans les mots, mais dans la manière de penser et de sentir, en sorte que la figure conserve toujours sa force et sa valeur quoiqu’on change les mots.


Jean-Baptiste Crevier (1693-1765)

  • J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. II, p. 149-55

L’Élocution est à l’Art que nous traitons, ce que le coloris est à la Peinture. Le fond, et ce qui constitue, pour ainsi dire, l’essence du tableau, est la figure, qui doit être bien dessinée, en sorte que chaque partie soit à sa place, et qu’il en résulte un tout bien proportionné. Voilà la base et la substance de l’ouvrage. Mais la couleur lui est nécessaire pour l’orner, le parer, lui donner de l’éclat, et rendre l’expression parfaite. De même en Eloquence les choses et les pensées fondent l’essence du discours : l’ordre et la distribution en forment le dessein et le contour : l’Élocution achève l’ouvrage, et lui donne l’âme et la vie, la grâce et la force.

Cette partie est celle qui a l’éclat le plus brillant, et qui fait sortir toutes les autres. Pour connaître et apprécier le mérite des pensées et des choses, pour observer une belle ordonnance qui embrasse toute la matière, et qui en développe avec une juste proportion toutes les parties, il faut des auditeurs instruits et éclairés : une belle Elocution frappe et saisit même le vulgaire. Il n’est personne, s’il n’est stupide et insensible, sur qui ne fasse une impression vive et subite un tour de phrase élégant, une cadence harmonieuse, des images bien colorées, gracieuses ou touchantes. En un mot, L’Invention et la Disposition ont un mérite qui satisfait l’esprit : l’Elocution a des charmes qui agissent sur l’imagination et sur les sens. Aussi, comme c’est le peuple qui fait les langues, l’Elocution, mérite populaire, a donné son nom à l’art, et l’a fait appeler Eloquence. (J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. II, p. 1-2)

L’élégance n’est, à proprement parler, qu’une exemption de vices. L’Ornement donne de l’éclat au discours, attire l’admiration, excite le sentiment. C’est cette partie qui distingue singulièrement l’Orateur de l’homme disert. […] L’Ornement oratoire consiste ou dans les mots ou dans les choses. Les Rhéteurs ont assez habilement distribué tous les genres d’ornement sous différents titres, qu’ils ont appelés Figures de Rhétorique, et dont ils ont distingué deux ordres, figures de mots, figures de pensées. Nous les suivrons dans ce détail.


Joseph-Victor Le Clerc (1787-1865)

  • J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 219-220

Presque toujours les choses qu’on dit frappent moins que la manière dont on les dit ; car les hommes ont tous à peu près les mêmes idées de ce qui est à la portée de tout le monde : la différence est dans l’expression ou dans le style. Combien peu de génies ont-ils su exprimer ce que tant d’auteurs ont voulu peindre ! Le style rend singulières les choses les plus communes, fortifie les plus faibles, donne de la grandeur aux plus simples. […]

Les ouvrages bien écrits, dit Buffon, seront les seuls qui passeront à la postérité. La quantité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes, ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité ; si les ouvrages qui les contiennent sont écrits sans goût, sans noblesse et sans génie, ils périront, parce que les connaissances, les faits et les découvertes s’enlèvent aisément, se transportent, et gagnent même à être mis en œuvre par des mains plus habiles : ces choses sont hors de l’homme ; le style est l’homme même.

L’élocution, en général, est l’expression de la pensée par la parole. Dans un sens plus restreint, l’élocution se prend pour cette partie de la Rhétorique qui traite du style. […]

Le style n’est que l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées : si on les enchaîné étroitement, si on les serre, le style devient ferme, nerveux et concis ; si on les laisse se succéder lentement et ne se joindre qu’à la faveur des mots, quelqu’élégants qu’ils soient, le style sera diffus, lâche et traînant [Note : Buffon].

Nous distinguerons dans le style les qualités générales, et les qualités particulières. Les qualités générales du style sont celles qui constituent son essence et qui sont invariables ; les qualités particulières varient selon la différence des sujets. Nous y joindrons, comme on l’a toujours fait, les divers accidents du langage, nommés Figures, et qui appartiennent à ces deux classes à la fois. (J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 137-140)

DES FIGURES. Le style est figuré par les images, par les expressions pittoresques, qui figurent les choses dont on parle, et qui les défigurent quand les images ne sont pas justes [Note : Voltaire]. On a quelquefois défini les figures, des façons de parler qui s’éloignent de la manière naturelle et ordinaire. Définition fausse ; car il n’y a rien de si naturel, de si ordinaire et de si commun que les figures dans le langage des hommes ; et l’auteur des Tropes observe à juste titre qu’il se fait dans un jour de marché à la halle plus de figures qu’en plusieurs jours d’assemblées académiques.

Les figures sont des tours, des mouvements de style, qui, par la manière dont ils rendent la pensée, y ajoutent de la force ou de la grâce. Elles sont proprement l’expression du sentiment dans le discours, comme les attitudes dans la sculpture et la peinture, quasi gestus orationis, dit Cicéron (Orat., c. 25).

Il y a des figures qui changent la signification des mots, et on les nomme Tropes, d’un verbe grec qui signifie changer. C’est ainsi qu’on dit cent voiles pour cent vaisseaux, et qu’on appelle lion un homme courageux. D’autres figures laissent aux mots leur véritable signification, et elles conservent le nom générique de figures. Celles-ci se distinguent encore en deux espèces, figures de mots, et figures de pensées. La figure de mot y est tellement attachée, que si on change le mot, elle périt. La figure de pensée subsiste malgré le changement des mots, pourvu que le sens ne change pas.


                                                                                                                                                                                                                                 Christine NOILLE