Schola Rhetorica

L’invention


Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C)

  • Aristote, Rhétorique, trad. Ch. E. Ruelle, Librairie Garnier Frères, 1922, L. I, chap. 2, 1355 b 35-1356 b 5

Les preuves dépendantes de l'art, c'est tout ce qu'il nous est possible de réunir au moyen de la méthode et par nous-mêmes. Nous avons donc, en fait de preuves, à tirer parti des premières et à trouver* les secondes [*trouver : eurein, en latin invenire, d’où est tiré inventio, litt. invention, ou art de trouver les preuves dépendantes de l’art].

Les preuves inhérentes au discours sont de trois sortes : les unes résident dans le caractère moral de l'orateur ; d'autres dans la disposition de l'auditoire ; d'autres enfin dans le discours lui-même, lorsqu'il est démonstratif, ou qu'il parait l'être.

C'est le caractère moral (de l'orateur) qui amène la persuasion, quand le discours est tourné de telle façon que l'orateur inspire la confiance. Nous nous en rapportons plus volontiers et plus promptement aux hommes de bien, sur toutes les questions en général, mais, d'une manière absolue, dans les affaires embrouillées ou prêtant à l'équivoque. Il faut d'ailleurs que ce résultat soit obtenu par la force du discours, et non pas seulement par une prévention favorable à l'orateur. Il n'est pas exact de dire, comme le font quelques-uns de ceux qui ont traité de la rhétorique, - que la probité de l'orateur ne contribue en rien à produire la persuasion ; mais c'est, au contraire, au caractère moral que le discours emprunte je dirai presque sa plus grande force de persuasion.

C'est la disposition des auditeurs, quand leurs passions sont excitées par le discours. Nous portons autant de jugements différents, selon que nous anime un sentiment de tristesse ou de joie, d'amitié ou de haine. C'est le seul point, nous l'avons dit, que s'efforcent de traiter ceux qui écrivent aujourd'hui sur la rhétorique. Nous entrerons dans le détail à cet égard, lorsque nous parlerons des passions.

Enfin, c'est par le discours lui-même que l'on persuade lorsque nous démontrons la vérité, once qui parait tel, d'après des faits probants déduits un à un. […] Les moyens de démonstration réelle ou apparente sont, ici comme dans la dialectique, l'induction, le syllogisme réel et le syllogisme apparent. En effet, l'exemple est une induction, et l'enthymème est un syllogisme. J'appelle enthymème un syllogisme oratoire et exemple une induction oratoire. Tout le monde fait la preuve d'une assertion en avançant soit des exemples, soit des enthymèmes, et il n'y a rien en dehors de là.


Quintilien ( ~ 35 ap. J.-C. – ~ 96 ap. J.-C)

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 5, chap. 8-9

[Ce livre] est destiné tout entier à traiter de la preuve et de la réfutation. […] Aristote enseigne une division générale qui a été généralement adoptée , et qui consiste à distinguer deux sortes de preuves : celles que l'orateur trouve en dehors de la rhétorique, et celles qu'il tire lui-même de la cause, et qu'il engendre en quelque sorte. C'est pourquoi on a appelé les premières des preuves inartificielles, et les secondes des preuves artificielles. Du genre des premières sont les préjugés, les bruits publics, la torture, les pièces, le serment, les témoins : toutes choses qui constituent la majeure partie des discussions du barreau. (Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 5, chap. 1)

La seconde partie des preuves, qui est purement artificielle, et consiste entièrement dans l'emploi de moyens intellectuels, propres à persuader, est le plus souvent ou tout à fait négligée, ou très légèrement effleurée par les orateurs, qui, évitant le sentier épineux et âpre des arguments, se reposent complaisamment dans des lieux plus agréables. Semblables à ces voyageurs dont nous parlent les poètes, et qui séduits, chez les Lotophages, par le goût d'un certain fruit, ou charmés parle chant des Sirènes, ont préféré la volupté à la vie, ces orateurs, en poursuivant un vain fantôme de gloire, se laissent ravir la victoire, qui est pourtant le but unique qu'on se propose en parlant. Avant de distinguer les différentes espèces de preuves artificielles, je crois nécessaire d'indiquer ce qu'elles ont de commun. Premièrement, il n'y a point de question qui ne roule ou sur une chose ou sur une personne ; secondement, on n'argumente jamais que sur les accidents des choses ou des personnes ; troisièmement, les arguments se considèrent en eux-mêmes ou relativement à d'autres ; quatrièmement, la confirmation ne peut résulter que des conséquents ou des contraires ; cinquièmement, les conséquents ou les contraires ont nécessairement leur fondement ou dans le temps qui a précédé le fait, ou dans le temps qui l'a accompagné, ou dans le temps qui l'a suivi ; sixièmement enfin, une chose ne peut se prouver que par une autre ; et cette autre, il faut qu'elle soit ou plus grande, ou égale, ou moindre. […] Ces généralités posées, je passe aux espèces. Toute preuve artificielle consiste ou dans des signes, ou dans des arguments, ou dans des exemples.


Joseph de Jouvancy (1643-1719)

  • J. de Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 7-8

D[emande]. Qu’est-ce que l’Invention ?

R[éponse]. C’est la recherche des arguments vrais ou vraisemblables dont se sert l’orateur pour faire admettre comme vrai ce qu’il veut prouver. (J. Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 5)

D. Qu’est-ce qu’un lieu commun oratoire ?

R. C’est celui où l’on trouve et d’où l'on tire des arguments ou des preuves. En d’autres termes, et pour mieux dire, les lieux communs oratoires sont des arguments qui peuvent servir à toutes sortes de sujets, et d’où l’on tire comme d’un écrin, ou d’un tiroir, des preuves qui s’appliquent à un sujet quelconque.

D. Qu’est-ce qu’un argument ?

R. C’est une raison plausible, et de nature à entraîner la conviction. […]

D. Combien y a-t-il de genres d’arguments ?

R. Deux : les uns, intrinsèques, sont tirés du cœur même du sujet ; les autres, extrinsèques, sont des arguments en dehors du sujet. On dirait que l’art ne préside pas à leur recherche ; ce n’est pas qu’on s’en serve sans recourir à l’art, mais on les trouve sans beaucoup de difficulté, ils se présentent comme d’eux-mêmes.

D. Qu’appelez-vous arguments intrinsèques ?

R. Ceux qu’on tire d’un lieu commun intrinsèque.

D. Quels sont les arguments extrinsèques ?

R. Ce sont les arguments tirés d’un lieu commun en dehors du sujet : c’est pour cela qu’on les appelle extrinsèques.

D. Combien y a-t-il de lieux communs intrinsèques ?

R. Il y en a 16 : la Définition, l’Énumération des parties, l’Etymologie, les Dérivés, le Genre, la Forme ou l’Espèce, la Ressemblance, la Dissemblance, le Contraire, les Circonstances, les Antécédents, les Conséquents, les Choses qui répugnent entre elles, les Causes, les Effets, la Comparaison.

D. Combien y a-t-il de lieux communs extrinsèques ?

R. Six : les Préjugés, la Renommée, la Loi, le Serment, les Tortures, les Témoins.


Jean-Baptiste Crevier (1693-1765)

  • J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. I, p. 28-39

Puisque l'Orateur tend à la persuasion par trois voies, et qu'il doit instruire, plaire, et toucher, l'Invention oratoire doit se porter vers trois objets, et trouver dans les choses les preuves qu'elles fournissent : dans la personne de celui qui parle, ce qui peut le rendre aimable ; dans les personnes de ceux qui écoutent, ce qui est capable de les émouvoir. C'est ce que nous appelons preuves, mœurs, passions. Nous allons traiter séparément chacun de ces objets. […]

Les Preuves, et le raisonnement qui les développe, sont le soutien solide de tout le discours oratoire ; et par conséquent, comme s'exprime M. Rollin dans son excellent Traité des Etudes (t. II), « la partie la plus nécessaire et la plus indispensable, à laquelle se rapportent toutes les autres […] ».

[…] Les preuves ou sont intrinsèques et inhérentes à la chose, ou il faut les emprunter des dehors. […] Après ces observations, je vais traiter ce qui regarde les lieux de Rhétorique communs aux trois genres, démonstratif, délibératif et judiciaire, en les soudivisant en intrinsèques et extrinsèques. Je parlerai ensuite des lieux propres à chacun des genres.


Joseph-Victor Le Clerc (1787-1865)

  • J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 10-11

Un poète dessine d’abord l’ordonnance de son tableau ; la raison alors tient le crayon. Mais veut-il animer ses personnages et leur donner le caractère des passions, alors l’imagination s’échauffe, l’enthousiasme agit : c’est un coursier qui s’emporte dans sa carrière ; mais la carrière est régulièrement tracée. Voilà l’image de l’orateur.

L’objet de l’éloquence est de persuader ; or, pour persuader les hommes, il faut prouver, plaire, toucher : Ut probet, ut delectet, ut flectat (Cic., Orat., c. 21). Quelquefois un seul de ces moyens suffit ; le plus souvent ce n’est pas trop de les réunir tous trois. On prouve par les Arguments, on plaît par les Mœurs, on touche par les Passions.

DES ARGUMENTS. C’est ici la partie de l’art oratoire la plus nécessaire, la plus indispensable, qui en est comme le fondement, et à laquelle on peut dire que toutes les autres se rapportent ; car les expressions, les pensées, les figures, et toutes les autres sortes d’ornements dont nous parlerons dans la suite, viennent au secours des preuves, et ne sont employées que pour les faire valoir, pour les mettre dans un plus grand jour. Sans doute il faut s’étudier à plaire, et encore plus à toucher ; mais on fera l’un et l’autre avec bien plus de succès lorsqu’on aura instruit et convaincu les auditeurs ; et on ne peut y parvenir que par la force du raisonnement et des preuves.

On distingue ordinairement ici les preuves mêmes, et la manière de les trouver ; c’est-à-dire les Arguments proprement dits, et les Lieux des arguments, ou Lieux communs. Nous commencerons par les premiers.


                                                                                                                                                                                                                                 Christine NOILLE