Schola Rhetorica

La classe de rhétorique

Quintilien ( ~ 35 ap. J.-C. – ~ 96 ap. J.-C)

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 2, chap. 4

Les progymnasmata ou exercices préparatoires – Je vais parler maintenant des exercices par lesquels je suis d'avis que les rhéteurs commencent, ajournant pour quelque temps ce qui, dans l'acception ordinaire, compose proprement la rhétorique. Car rien ne me parait plus méthodique que d'exercer d'abord les enfants sur des matières qui aient quelque rapport avec ce qu'ils ont appris sous les grammairiens : par exemple, sur des narrations. […] Aux narrations se joint un travail qui n'est pas sans fruit, et qui consiste à les réfuter ou à les confirmer : ce que les Grecs appellent ἀνασκευὴ et κατασκευὴ. Ce travail peut se faire non seulement sur les sujets fabuleux et poétiques, mais même sur des sujets historiques. Ainsi on examinera s'il est croyable qu'un corbeau se soit placé sur la tête de Valérius pendant qu'il combattait, pour frapper du bec et des ailes le Gaulois son ennemi, au visage et aux yeux. Il y a là une ample matière à discussion pour ou contre. […] Ensuite l'enfant prendra peu à peu un plus noble essor : il s'essayera à louer les grands hommes et à flétrir les méchants : genre de travail qui a plus d'un avantage; car, en même temps que la matière contribue, par son abondance et sa variété, à exercer l'esprit, l'âme se forme par la contemplation du bien et du mal. On acquiert par là la connaissance d'une foule de choses, et l'on se munit d'une provision d'exemples, pour s'en servir au besoin; car les exemples sont des moyens très puissants dans tous les genres de causes. De là vient encore une autre espèce d'exercice, celui de la comparaison : par exemple, Lequel des deux est le plus vertueux ou le plus méchant ? […] Les lieux communs, (je parle de ceux où, sans acception des personnes, on déclame contre les vices en général, par exemple, contre l'adultère, la passion du jeu, l'impudicité), ces lieux communs, dis je, sont de l'essence des causes judiciaires; ajoutez-y des noms, ce sont de véritables accusations. Cependant on peut descendre du genre à l'espèce, si l'on suppose, par exemple, un adultère aveugle, un joueur ruiné, un libertin âgé. Quelquefois aussi on se sert des lieux communs pour la défense : on parle en faveur du luxe et de la débauche; on va même jusqu'à défendre un parasite, un entremetteur; mais, dans ce cas, c'est le vice et non l'homme dont on prend la défense. Quant aux thèses, qui se tirent de la comparaison des choses : par exemple, Si la vie des champs est préférable à celle des villes; si la gloire du jurisconsulte l'emporte sur celle de l'homme de guerre ? elles sont merveilleusement propres, par leur éclat et leur abondance, à exercer le style, et sont d'un grand secours, soit dans les délibérations, soit même dans discussions judiciaires. […] L'éloge ou la censure des lois demande des forces plus grandes, et déjà même capables de suffire aux œuvres les plus élevées. Cet exercice appartient au genre délibératif ou au genre judiciaire, suivant la coutume et le droit des nations. […] Voilà à peu près sur quoi les anciens s'exerçaient à l'éloquence, mais en suivant seulement les formés de la dialectique; car de parler dans les écoles, à l'imitation de ce qui se pratique au barreau et dans les délibérations publiques, c'est ce que les Grecs n'ont connu que vers le temps de Démétrius de Phalère.

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 2, chap. 5

La lecture commentée – Puisque nous en sommes aux premiers éléments de la rhétorique, je ne crois pas devoir omettre un avertissement qui me paraît d'une grande importance pour le progrès des études. J'ai dit que l'explication des poètes était une partie de l'enseignement de la grammaire. Je voudrais donc qu'à l'exemple du grammairien le rhéteur fît connaître à ses élèves les historiens, et surtout les orateurs, en les lisant avec eux. […] Après avoir expliqué le sujet du discours, dont il aura ordonné la lecture, et avoir ainsi préparé les élèves à bien comprendre ses observations, il ne laissera rien passer de ce qui pourra être remarquable dans l'invention et dans l'élocution. Il fera voir comment, dans l'exorde, on se concilie le juge; quelle clarté dans la narration, quelle brièveté, quel air de sincérité; quel dessein quelquefois, et quelle finesse cachée (car ici l'art est tellement caché qu'il ne peut être senti que des maîtres de l'art); quelle habileté dans la division; quelle argumentation subtile et serrée; quelle puissance pour émouvoir, quelle douceur pour apaiser; quelle âpreté dans les invectives, quelle urbanité dans la raillerie; quelle force de pathétique pour se rendre maître des cœurs, pour pénétrer dans l'âme des juges, et la tourner au gré de ses paroles ! De là passant à l'élocution, il fera remarquer la propriété, l'élégance, la sublimité de chaque expression; en quelle occasion l'amplification est louable, en quelle autre il faut recourir à l'exténuation; l'éclat des métaphores; les figures de mots; ce que c'est qu'un style poli et régulier, qui pourtant ne laisse pas d'être mâle. […]

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 2, chap. 6 ; chap. 10

Les déclamations sur des sujets fictifs – Les maîtres diffèrent encore dans leur manière d'enseigner, en ce que les uns, en donnant une matière d'amplification à leurs élèves, non contents de leur tracer la route en divisant cette matière en certains points, la développent de vive voix en y ajoutant des arguments et même des mouvements oratoires; les autres se bornent à tracer les premiers linéaments, et, après que l'élève a lu sa déclamation, ils traitent eux-mêmes les parties qu'il n'a point remplies, et retouchent même quelquefois certains endroits avec autant de soin que s'ils avaient à parler eux-mêmes. Ces deux manières sont bonnes, et je ne sépare pas l'une de l'autre. […] Si les élèves font preuve de jugement dans leurs compositions, la tâche du maître est presque entièrement remplie; s'ils s'égarent encore, il faudra leur donner de nouveau un guide. C'est à peu près ce que nous voyons faire aux oiseaux : ils distribuent à leurs petits, encore tendres et faibles, la nourriture qu'ils ont apportée dans leur bec; mais dès que ceux-ci paraissent plus forts, la mère leur apprend à sortir du nid et à voltiger autour de leur demeure, en volant elle-même devant eux; enfin, quand elle a suffisamment éprouvé leurs forces, elle les livre à la liberté du ciel et à leur propre audace. […] Ces pièces d'éloquence, qui, quoique fondées sur une vérité, ont principalement pour but de charmer les oreilles de la multitude, comme les panégyriques et tout ce qui appartient au genre démonstratif; ces pièces d'éloquence, dis-je, comportent plus d'ornement; et l'art, qui doit toujours rester caché dans les plaidoyers, doit se montrer ici dans tout son éclat pour remplir l'attente de l'auditoire. Ainsi la déclamation, étant d'un côté l'image du barreau et de la tribune, doit s'attacher à la vraisemblance; et de l'autre étant un ouvrage d'apparat, elle doit s'environner d'une certaine pompe.

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 2, chap.11 ; chap. 13

L’apprentissage de l’art (de la technique rhétorique) – Il nous faut maintenant aborder cette partie de la rhétorique, par laquelle débutent d'ordinaire ceux qui ont laissé les précédentes aux grammairiens. […] Personne sans doute n'exigera de moi qu'à l'exemple de la plupart de ceux qui écrivent des traités de rhétorique, je prescrive aux étudiants un certain nombre de lois, inflexibles et immuables : et d'abord l'exorde, et quel il doit être; ensuite la narration, et quelles sont ses règles; après la narration, la proposition, ou, selon d'autres, l'excursion; puis l'ordre dans lequel doit venir chaque question, et autres préceptes que quelques personnes observent à la lettre, comme s'il était défendu de procéder autrement. La rhétorique serait une chose facile et de peu d'importance, si elle se renfermait dans un aussi petit nombre de règles. Mais la plupart de ces règles sont subordonnées à la nature des causes, aux circonstances, à l'occasion, à la nécessité. Aussi la principale qualité d'un orateur est-elle cet esprit de discernement qui lui apprend à se mouvoir différemment, selon les vicissitudes des causes. […] je ne veux pas que les jeunes gens se croient suffisamment instruits pour avoir étudié un de ces abrégés de rhétorique qui ont cours dans la plupart des écoles, ni qu'ils s'en reposent sur les arrêts des théoriciens. Un travail opiniâtre, une étude assidue, des exercices de toutes sortes, une longue expérience, une connaissance profonde des choses, une rare promptitude de jugement, voilà les conditions de l'éloquence.

Joseph de Jouvancy (1643-1719)

  • J. Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 5-6

D[emande]. Comment s’acquièrent les qualités propres a ces cinq parties de l’éloquence?

R[éponse]. Par la Nature, l’Art, l’Exercice et l’Imitation.

D. Que demande la Nature pour l’éloquence?

R. Beaucoup de choses qui dépendent de l’esprit et du corps.

R. Qu’est-ce que la nature exige de l’esprit?

R. Des qualités solides d’intelligence et de réflexion pour trouver des idées, leur donner une forme agréable et les fixer dans la mémoire.

D. Qu’est-ce que la nature exige du corps?

R. Une poitrine solide, une belle voix, une langue bien déliée, un visage agréable et tout un extérieur convenable.

D. En quoi l’Art sert-il a l’éloquence?

R. Il perfectionne ce que la nature a donné.

D. En quoi l’Exercice est-il utile?

R. Il entretient ce que la nature a donné et ce que l’art a perfectionné.

D. Comment doit-on s’exercer?

R. 1° En prenant pour le traiter un sujet semblable à ceux que traite un orateur ; 2° en ne le traitant pas d’abondance, mais en prenant du temps pour réfléchir et pour soigner le style; 3° en faisant de nombreuses compositions, et en y mettant du soin.

D. Quelle est l’utilité de l’Imitation et comment doit-on imiter?

R. L’utilité de l’imitation est très grande ; et sans elle on ne peut faire de progrès : voici comment on doit s’y prendre. On choisit pour l’imiter un orateur célèbre que l’on étudie avec la plus grande attention ; et l’on prend ce qu’on y trouve de plus remarquable.

La ratio studiorum dans les collèges jésuites (1616, 1832, 1858)

  • Programme et règlement des études de la Société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum Societatis Jesu), trad. par H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. 97

Les exercices – La leçon sur les règles – La leçon sur un discours – La concertation – Le temps sera partagé de la manière suivante : À la première heure de la classe du matin, le maître corrigera les devoirs ramassés par le décurion. Pendant la correction auront lieu différents exercices indiqués plus bas et l’on repassera la leçon de la veille. La seconde heure de la classe du matin sera consacrée à la leçon sur les règles si le soir on doit expliquer un discours, ou bien elle sera consacrée à la leçon sur un discours si le soir on doit expliquer les règles ; la seule condition à observer c’est que l’on conserve constamment le même ordre pendant toute l’année […]. S’il reste du temps on le consacrera à la concertation ou bien on examinera les exercices écrits de la première heure. […]

  • Programme et règlement des études de la Société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum Societatis Jesu), trad. par H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. 99-100

L’enseignement de l’art – Il y a deux sortes de leçons : l’une se rapport à l’art, à la théorie, elle comprend les préceptes ; l’autre se rapporte au style, et c’est en cela que consiste l’explication des discours. […] En ce qui concerne l’interprétation des préceptes, elle aura lieu de la manière suivante : D’abord, on fera comprendre le sens du précepte ; si ce sens est obscur et que les grammairiens ne s’accordent pas, on comparera ce qu’ils pensent à cet égard. – En deuxième lieu, on citera les rhéteurs qui sont du même avis et qui donnent la même règle. – En troisième lieu, on donnera les raisons qui militent en faveur de cette règle. – En quatrième lieu, on citera quelques passages d’orateurs et de poètes où cette règle est observée. – En cinquième lieu, on ajoutera les preuves que l’histoire, la fable ou l’érudition fourniront. – Enfin on montrera comment ces règles peuvent s’appliquer aux sujets que nous traitons, et avec quel choix et quelle parure d’expressions elles doivent être employées.

  • Programme et règlement des études de la Société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum Societatis Jesu), trad. par H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. 100

L’analyse d’un discours – Si l’on explique un discours ou un poème, on exposera d’abord le sens du texte ; s’il est obscur, on appréciera les différentes interprétations qui en ont été données. – En deuxième lieu, on s’attachera à faire ressortir ce qui regarde l’art oratoire en étudiant le morceau au point de vue de l’invention, de la disposition et de l’élocution ; on jugera si l’orateur a bien sur s’insinuer dans l’esprit des auditeurs ; s’il parle de manière à convaincre ; de quels lieux communs il tire ses arguments pour persuader, pour embellir son discours, pour toucher ; on jugera si un seul et même passage donne l’exemple de plusieurs préceptes ; comment l’orateur enserre son raisonnement dans des figures de pensées pour qu’on ajoute foi à ce qu’il dit, et comment il entremêle les figures de mots et les figures de pensées. – En troisième lieu on citera des passages où se trouvent le même sujet et les mêmes expressions, on citera aussi des poètes et des orateurs qui se sont servis des mêmes préceptes pour persuader ou pour raconter quelque chose de semblable.

  • Programme et règlement des études de la Société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum Societatis Jesu), trad. par H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. 98 ; p. 101

Les exercices – Pendant que le maître corrigera les devoirs écrits, les élèves s’exerceront, par exemple, à imiter un passage d’un poète ou d’un orateur ; à composer une description de jardin, de temps, de tempête et autres choses semblables. On composera une phrase de plusieurs manières, on traduire un discours grec en latin, ou vice versa ; on mettra en prose des vers latins ou des vers grecs ; on changera le genre d’un vers en un autre genre […] et l’on fera d’autres exercices de même genre. […]

Au commencement de chaque mois, on dictera le sujet entier d’un discours, on bien on dictera ce sujet partie par partie. […] Le maître indiquera rapidement ce qui convient à toutes les parties du discours ; les lieux communs de confirmation et d’amplification ; les principales figures que l’on peut employer ; les lieux communs à imiter dont se sont servis les bons auteurs. […]

  • Programme et règlement des études de la Société de Jésus (Ratio atque institutio studiorum Societatis Jesu), trad. par H. Ferté, Paris, Hachette, 1892, p. XLII ; p. 101

La concertation – La Concertation est une lutte littéraire entre condisciples s’exerçant à trouver des fautes dans le devoir, les explications de son rival ; à l’embarrasser de questions captieuses, à l’emporter enfin sur lui par toutes sortes de moyens [Introduction, par Henri Ferté].

La concertation sera un exercice consistant soit à corriger les fautes qu’un élève aura remarquées dans le discours d’un de ses condisciples ; soit en se faisant l’un à l’autre des questions sur des sujets auxquels ils se sont exercés[…] ; soit en reconnaissant ou bien en composant eux-mêmes des figures de rhétorique ; soit en montrant ou en appliquant des règles de rhétorique ou des règles relatives aux lettres, à la poésie, à l’histoire […] ; soit en déclamant et en faisant toutes choses semblables au gré du maître.

                                                                                                                                                                                                                                 Christine NOILLE