Schola Rhetorica

Mémoire et déclamation


• Aristote (384 av. J.-C. – 322 av. J.-C)

  • Aristote, Rhétorique, trad. Ch. E. Ruelle, Librairie Garnier Frères, 1922, L. III, chap. 2, 1403 b 20-1403 b 35

ACTIO – [Q]uestion de la plus haute portée, mais qui n'a pas été traitée encore, ce qui se rapporte à l’action oratoire. En effet, elle ne fut admise que tardivement dans le domaine de la tragédie et de la rapsodie, vu que, primitivement, les poètes jouaient eux-mêmes leurs tragédies. Il est donc évident qu'elle a une place dans la rhétorique, aussi bien que dans la poétique. Certains en ont traité entre autres Glaucon de Téos. Cette action réside dans la voix, qui sera tantôt forte, tantôt faible, tantôt moyenne (et il faut examiner) comment on doit s'en servir pour exprimer chaque état de l'âme, quel usage faire des intonations qui la rendront tour à tour aiguë, grave ou moyenne, et de certains rythmes suivant chaque circonstance, car il y a trois choses à considérer : ce sont la grandeur, l'harmonie et le rythme. Dans les concours, c’est presque toujours l'action qui fait décerner le prix, et tout comme, dans cet ordre, les acteurs l'emportent actuellement sur les poètes, il en est de même dans les débats politiques, par suite de l'imperfection des gouvernements). Sur cette matière, l'art n'est pas encore constitué […].


Quintilien ( ~ 35 ap. J.-C. – ~ 96 ap. J.-C)

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 11, chap. 2

MEMORIA – La mémoire, suivant quelques-uns, est un pur don de la nature, et nul doute que la nature n'y soit pour beaucoup ; mais la mémoire, comme toute autre chose, s'accroît par la culture. […] C'est elle qui tient sans cesse à nos ordres cette armée d'exemples, de lois, de réponses, de dits et de faits, que l'orateur doit toujours avoir en abondance, et, pour ainsi dire, sous la main. Aussi est-ce à juste titre qu'elle est appelée le trésor de l'éloquence. […]

Simonide passe pour avoir montré le premier l'art de la mémoire ; et voici ce qu'on raconte de lui. Il avait, moyennant une somme convenue, composé, en l'honneur d'un athlète qui avait remporté le prix du pugilat, une de ces pièces de vers qu'il est d'usage de faire pour les vainqueurs. Quand l'ode fut terminée, on refusa de lui payer la totalité de la somme, parce que, suivant la coutume des poètes, il s'était étendu, par forme de digression, sur les louanges de Castor et Pollux, à qui par conséquent on le renvoyait pour le surplus. Ceux-ci s'acquittèrent de leur dette, s'il faut en croire ce qu'on rapporte ; car un grand repas s'étant donné pour célébrer cette victoire, Simonide fut du nombre des conviés ; et, pendant qu'il était à table, on vint lui dire que deux jeunes cavaliers le demandaient, et désiraient ardemment de lui parler. Simonide sortit, et ne trouva personne ; mais l'issue fit voir qu'il n'avait pas eu affaire à des ingrats ; car à peine avait-il franchi le seuil de la porte, que la salle s'écroula sur les convives, et les mutila si horriblement de la tête aux pieds, que, lorsqu'il fut question de leur donner la sépulture, leurs parents ne purent les reconnaître. Alors, dit-on, Simonide, s'étant souvenu de l'ordre dans lequel chacun des convives était placé, rendit leurs corps à leurs familles. […]

Ainsi, pour la mémoire comme pour la plupart des choses, l'art est né de l'expérience. Or, voici comme on le pratique. On choisit un lieu extrêmement spacieux et diversifié, une grande maison, par exemple, distribuée en plusieurs appartements. On se grave avec soin dans l'esprit tout ce qu'elle contient de remarquable, afin que la pensée en puisse parcourir toutes les parties sans hésitation ni délai. […] Ce que j'ai dit d'une maison peut également s'appliquer à des monuments publics, à une longue promenade (en faisant, par exemple, le tour d'une ville), ou à des tableaux. On peut même se créer des lieux imaginaires. On a donc besoin de lieux réels ou fictifs, ainsi que d'images ou simulacres, qui sont toujours arbitraires.

  • Quintilien, Œuvres complètes, trad. L. Baudet, sous la dir. M. Nisard, Paris, Firmin Didot et Cie, 1842, L. 11, chap. 3

ACTIO – Prononciation et action, ces deux mots sont assez généralement pris l'un pour l'autre ; mais le premier semble tirer son nom de la voix, et le second, du geste. En effet, Cicéron, en parlant de l'action, l'appelle tantôt le langage, tantôt l'éloquence du corps. Cependant il lui donne deux parties, qui sont les mêmes que celles de la prononciation, c'est-à-dire la voix et le mouvement. On peut donc se servir indifféremment de l'une ou l'autre appellation. Quant à la chose en elle-même, elle est d'une merveilleuse efficacité dans l'oraison ; car ce qui se passe en nous importe moins que la manière dont nous le produisons au dehors, parce que chacun n'est ému que comme il entend.


Joseph de Jouvancy (1643-1719)

  • J. de Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 5

MEMORIA – D[emande]. Qu’est-ce que la Mémoire ?

R[éponse]. C’est le souvenir bien affermi des choses et des mots.

D. Qu’est-ce que le Débit oratoire ?

R. C’est la tenue du corps et le ton bien appropriés aux idées et aux expressions qui rendent ces idées.

  • J. de Jouvancy, s.j., Candidatus rhetoricae, 1ère éd. 1710, trad. H. Ferté, L’Élève de rhétorique, 1892, p. 43-45

ACTIO – L'art du débit oratoire comprend le double exercice de la voix et du geste. La voix ne doit pas être trop basse, de peur qu'on ne l'entende pas, même à une faible distance. Il faut s'abstenir, d'un autre côté, de tout dire sur un seul et même ton, ce qui s'appelle monotonie. Il faut tantôt élever, tantôt baisser la voix ; elle doit être tantôt plus animée, tantôt plus calme. On n'a en cela qu'à imiter la nature, qui donne à la colère une voix tout autre qu'à la prière et au récit ; tout autre à la gaieté qu'à la tristesse ; au jeune homme qu'au vieillard. […]

Il y a pour former le geste, comme pour former la voix, certaines règles et des mesures à observer. Il faut que le corps, dans son maintien, soit ferme, stable et droit ; que la tête ne soit ni penchée de côté, ni jetée en avant ; qu'elle ne remue pas ou ne se redresse pas sans raison ; que les mains ne se portent pas trop en avant […]. Il est inconvenant, quand on adresse la parole à quelqu’un, de marcher trop librement, ou de remuer les pieds, à moins qu’on ne veuille lui témoigner du mépris. […] On suivra à ce sujet les leçons des maîtres de danse, qu’il sera bon de consulter. L’attention que l’on portera aux manières d’un homme poli et bien élevé suffira pour que nous remarquions nos propres défauts. Quand on doit exprimer les plus vives émotions, il est permis de s’écarter de ces règles, à la condition, cependant, d’observer toujours les bienséances.


• Jean-Baptiste Crevier (1693-1765)

  • J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. II, p. 324-326

MEMORIA – Il n’est pas nécessaire de prouver quel besoin a l’Orateur du service de la Mémoire. Chacun sait par son expérience que la Mémoire est un ample magasin, où nous mettons en réserve toutes les richesses de notre esprit, pour les en tirer ensuite, et les employer à notre volonté et suivant les occasions. C’est un don du Créateur, aussi utile que merveilleux : mais la merveille est inexplicable, l’utilité est en notre main. Elle dépend, comme tous les autres talents, premièrement et originairement de la nature. L’Art y peut-il quelque chose ? C’est une question.

Les Anciens l’avoient décidée. L’Art de la Mémoire, inventé, diton, par Simonide, en conséquence de l’aventure que chacun sait, a été célèbre et pratiqué parmi les Grecs et parmi les Romains. Cicéron et Quintilien en parlent avec étendue : mais nulle part je ne trouve cet Art mieux expliqué, que dans le troisième livre de la Rhétorique adressée à Hérennius. Pour en donner, s’il m’est possible, une notion en peu de mots, je dirai qu’il consiste à fixer d’abord dans sa Mémoire une suite de lieux bien connus, qui gardent entr’eux un ordre stable et permanent, tels que les différentes parties d’un vaste palais, d’un grand temple. Ensuite il faudra se représenter à soi-même, sous des images sensibles, tous les objets que l’on peut retenir, et on placera en esprit ces images suivant leur ordre dans toute la suite des lieux que l’on a choisis. Alors, en parcourant par l’esprit cette suite, chaque lieu vous rendra l’image que vous lui avez confiée, et dans son ordre, et l’image vous rappellera la chose : en sorte que l’Art dont nous parlons peut être comparé, comme il l’a été souvent, à l’Art de l’Ecriture. Les lieux y font l’office du papier ou du parchemin sur lequel nous écrivons, et les images tiennent lieu des lettres, qui nous rappellent les sons, et par le moyen des sons les choses mêmes.

  • J. B. Crevier, Rhétorique française, 1ère éd. 1765, Paris, chez Saillant et Desaint, 1767, t. II, p. 331-341

ACTIO – [L]’Action est une partie essentielle pour l’Orateur. Si elle fait valoir des discours médiocres en eux-mêmes, quelle grâce et quelle force n’ajoutera-t-elle pas à ceux qui sont bien composés ? Et par conséquent quels soins ne doit pas prendre pour s’y perfectionner, quiconque se destine à parler en public ? […] Ce que je dis ici regarde l’Orateur, et non pas le Comédien. Celui-ci a besoin de plus d’art, parce qu’il représente des sentiments qui lui sont étrangers, et que la Prononciation étant le seul mérite dont il soit comptable aux spectateurs, elle doit être en lui plus parfaite. Mais ce qui est perfection dans le Comédien, serait un vice dans l’Orateur. […]

La règle générale de la Prononciation, comme de toutes les autres parties de l’Art oratoire, est qu’elle soit convenable et proportionnée à la nature et aux circonstances des choses. De même que le discours doit avoir partout de la chaleur, mais non pas être toujours passionné : ainsi la Prononciation ne doit jamais être froide et languissante ; mais il ne faut pas qu’elle soit toujours vive et animée. […] Voilà ce que j’avais à dire sur la Prononciation oratoire en général. Il me reste à donner quelques remarques particulières sur la voix et sur le geste, qui en sont les deux parties.


Joseph-Victor Le Clerc (1787-1865)

  • J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 289-290

MEMORIA – La mémoire peut être regardée comme une troisième partie de l’action, quoique les anciens en fassent très souvent une cinquième partie de l’art oratoire. Cicéron n’en parle pas dans l’Orateur, et il n’en dit presque rien dans ses trois Dialogues, II, 87 ; dans les Partitions, c. 7, il se contente de rappeler en peu de mots la mémoire artificielle, dont il avait étudié autrefois2 les singuliers préceptes. […] Cette prétendue science est fort obscure, tandis qu’il est certain que l’étude et la persévérance peuvent ici prêter à la nature les plus puissants secours. Il nous suffira donc d’observer que, par cette partie de l’art, les anciens n’entendaient presque jamais la mémoire des mots ; car Fénelon a fort bien prouvé que les orateurs n’apprenaient point par cœur les discours qu’ils prononçaient. Le plus admirable emploi de la mémoire, c’est l’improvisation.

  • J.-V. Le Clerc, Nouvelle rhétorique, 1ère éd. 1823, Bruxelles, Société Belge de Librairie, 1837, p. 282

ACTIO –Nous avons dit que cette partie, quoique nécessaire à l’orateur, était indépendante de l’éloquence. C’est donc un orateur [note : Cic., Orat., c. 17] que nous allons laisser parler sur cette matière ; un simple rhéteur ne pourrait avoir la même autorité. « L’action est, pour ainsi dire, l’éloquence du corps ; elle se compose de la voix et du geste. »


                                                                                                                                                                                                                                 Christine NOILLE